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LA BRANCHE DE LILAS.

sais alors qu’elle ne m’eût point jeté une branche de sa fleur favorite, si elle m’eût trouvé aussi ridicule et hideux que le prétendaient ses paroles. J’étais craintif, moi qu’on avait vu rarement reculer devant une impertinente entreprise. La conscience que j’avais de mon infériorité à leurs yeux, quant à la figure et à la fortune, m’avait toujours rendu d’autant plus hardi avec les femmes, et bien que le souvenir de ma mère m’eût conservé moins vicieux qu’on n’eût pu le croire d’après le genre de vie que je menais, je ne m’étais jamais distingué par de bien délicats scrupules ; mais auprès d’elle j’étais muet, tremblant, différent de moi-même. Dès le premier instant, elle m’avait imposé comme une créature infiniment belle et sainte, supérieure à moi comme si elle eût été reine, dans un palais, entourée de ses gardes, au lieu d’être une pauvre fille du peuple tissant de la dentelle à la lucarne d’un grenier. Elle avait seize ans, elle était sans famille, sans appui ; voilà tout ce que j’appris. D’ailleurs je n’osais pas faire beaucoup de questions ; il me semblait que tout le monde dût me voir changer de couleur lorsque je parlais d’elle. Bientôt elle découvrit mon poste d’observation ; elle souriait de temps à autre avec un regard de côté ou quelque charmant petit geste à demi encourageant, à demi dédaigneux. Et elle était pudique avec cela. De grand matin, sur le chemin de l’église, elle comptait les graines rouges qui lui servaient de rosaire, ses longs cils baissés sans rien voir à droite ni à gauche, tant la prière paraissait l’absorber.

Dieu du ciel ! qui donc enseigne ces choses aux femmes ? Celle-ci n’avait pas encore dix-sept ans révolus, elle était la fille de braves artisans, elle n’avait rien vu du monde, sauf cette petite ville paisible, et pourtant il n’y avait point d’artifice féminin qui lui fût étranger. Personne n’aurait eu là-dessus rien à lui apprendre, pas même celui par qui fut tentée la mère de Gain, à ce que disent les prêtres. C’est inoui, c’est atroce ; pourtant je crois qu’elles ne savent pas ce qu’elles font : elles sont naïvement rusées, cruelles de gaîté de cœur, elles dévorent qui les aime, d’instinct, comme c’est l’instinct du jeune chat de jouer avec sa souris.

D’autres ont dit tout cela mieux que je ne peux le dire sans doute. Seulement pour chaque homme qui souffre la souffrance est nouvelle, et il s’imagine qu’aucune blessure ne fut jamais aussi âpre, aussi profonde que la sienne. Nous restâmes jusqu’à ce que les lilas eussent disparu, et que par-dessus les murs, entre les pignons, dans les jardins qui surplombent la rivière, les roses de l’été se fussent épanouies à leur place. Ma branche était flétrie, presque réduite en poussière ; mais elle aussi fut remplacée par la fleur magique d’une suprême félicité. Elle venait souvent au spec-