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guérir. Les assemblées représentatives, excellentes, indispensables pour contrôler les actes du pouvoir, ont besoin de trouver dans ce pouvoir même une initiative et une unité de vues qui ne sauraient leur appartenir, un modérateur qui domine la lutte des intérêts privés, trop enclins à se coaliser sous l’apparence du bien public. Tel était surtout le cas en 1789. On réclamait des réformes, mais aucun ne voulait les subir quand elles étaient préjudiciables à ses propres privilèges. M. Louis Legrand, dans une excellente étude sur un intendant du Hainaut, Sénac de Meilhan, racontant l’enquête judiciaire qui s’ouvrit en 1788, fait remarquer que tous les déposans étaient d’accord pour applaudir au changement en tant qu’il pouvait leur être favorable ou du moins ne pas leur nuire, mais chacun, dans la réforme de la législation mise à l’étude, cherchait à préserver la part d’abus dont il bénéficiait et qu’il représentait comme nécessaire au bien public. En revanche, ils offraient volontiers leurs voisins en holocauste. Devant de pareilles résistances qui dataient de loin, il fallait aux ministres une autorité étendue et une énergie peu commune ; ils ne pouvaient toutefois triompher à eux seuls de tous ces obstacles. Le conseil du roi ordonnait, mais il fallait sur tout le territoire des exécuteurs de ses volontés. Tel avait été l’objet de la création des intendans sous Richelieu, ou, pour mieux dire, le but pour lequel on les éleva à la position qu’ils occupèrent aux deux derniers siècles. Ce sont les intendans qui ont opéré sans bruit, sans éclat, sans verser de sang ni ébranler la fortune publique, la révolution qui changea les fondemens de l’autorité. Grâce à eux fut assuré le triomphe du pouvoir administratif sur le pouvoir judiciaire ; nous verrons comment les chefs de l’administration, une fois placés dans la dépendance immédiate du roi, enchaînèrent toutes les juridictions locales à l’autorité du conseil, dont ils étaient devenus les principaux ressorts.

Les intendans firent pénétrer dans les détails de l’administration le principe de la centralisation, que les conseils du roi et les secrétaires d’état avaient introduit. La suppression des grands-officiers de la couronne venait d’achever la ruine de ce gouvernement aristocratique qui avait concentré autour du monarque les grands pouvoirs de l’état et préparé ainsi l’établissement du régime nouveau. Le rôle assigné aux ministres faisait du gouvernement une vaste machine administrative dont les mouvemens pouvaient se régler suivant les besoins du pays, et qui entraînait dans son action tous les pouvoirs locaux livrés aux hasards d’une indépendance presque sans contrôle.


ALFRED MAURY.