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un stoïcisme dont lui-même ne comprend pas l’héroïsme, stoïcisme provenant d’un sentiment de faiblesse et non d’un sentiment d’orgueil, et parfois trop simple, trop naïf, pour paraître toujours digne. Personne ne sait souffrir comme un Russe, personne mourir comme lui. Dans son tranquille courage, devant la souffrance et la mort, il y a de la résignation de l’animal blessé ou de l’Indien captif, mais relevée par une sereine conviction religieuse.

La première fois que nous avons rencontré le paysan russe, c’était en Palestine au mois de mars, au commencement du carême. Nous campions sous la tente au bord des étangs de Salomon, aux environs de Bethléem. La nuit fut agitée par une de ces tempêtes de vent et de pluie assez fréquentes en Syrie dans cette saison. Nous avions été rejoints par un groupe de ces pèlerins russes qui parcourent la terre-sainte en troupe, à pied, un bâton à la main, sans autre bagage qu’une besace et une écuelle. C’étaient tous des paysans ; il y avait parmi eux des hommes et des femmes, et la plupart étaient âgés. Fatigués par les privations d’un long voyage et d’une longue marche, ils cherchaient le long de nos tentes ou au pied de murailles en ruines un abri contre les rafales de pluie qui les pénétraient. A l’aube, ils voulurent regagner le couvent grec de Bethléem ; mais, bien que la distance ne fût que de quelques kilomètres, le froid, la faim, la lassitude, empêchèrent plusieurs d’y arriver. Quand leurs forces étaient à bout, ils se laissaient tomber à terre, et les autres passaient en silence à côté, les abandonnant comme ils s’abandonnaient eux-mêmes. Nous les suivîmes de près à cheval, transis, fatigués aussi, et allant chercher un refuge au couvent latin de Bethléem. Nous rencontrâmes ainsi deux de ces mougiks couchés sur le sol dans le sentier changé en ruisseau. On essaya en vain de les relever, de les ranimer avec une liqueur, de les mettre à cheval : ils semblaient ne vouloir que mourir. Arrivés à Bethléem, nous pûmes envoyer à leur recherche : on avait déjà enterré dans la matinée un homme et deux femmes russes trouvés morts sur les chemins des environs. C’est avec le même sentiment, le même calme et doux fatalisme qu’au temps de la guerre de Crimée les soldats russes se laissaient acheminer à travers les steppes du sud, marchant jusqu’à l’épuisement et mourant le long des routes par centaines de mille, sans un cri de révolte, sans une plainte, sans un murmure.

De cette lutte contre le climat, qui l’a si bien formé à la résignation, sont venues au Grand-Russe deux tendances, deux qualités opposées. Comme elle lui a communiqué une singulière alliance de force et de faiblesse, de ténacité et d’élasticité, cette guerre avec la nature lui a donné un curieux mélange de rudesse et de douceur, d’insensibilité et de bonté. En l’endurcissant pour lui-même,