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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 107.djvu/896

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formules, l’idée religieuse, à travers ses égaremens, a su souvent s’y élever à l’héroïsme et à la sublimité. La sévérité, l’austérité de mœurs et d’habitudes, souvent engendrée par la religion dans les pays du nord, n’est nullement étrangère à la Russie, et plus d’une de ses sectes populaires n’a rien à envier aux puritains d’Ecosse ou de la Nouvelle-Angleterre. La délicatesse même, l’exquise délicatesse de l’âme, de la conscience et de la foi, qui semble moins naturelle au ciel et au génie russes, ne leur a point absolument été interdite. On en peut citer un exemple familier au public, français, plus connu même de lui que de la Russie, dans les lettres de Mme Swetchine, qui, pour avoir embrassé la foi catholique, n’en était pas moins russe de race comme elle l’était de type.

A la superstition ou au mysticisme, auquel elle inclinait le peuple, la nature a fourni elle-même un énergique correctif dans la tendance au réalisme. Ce penchant ne s’est pas contenté de donner à la dévotion russe une direction particulière, pratique et pour ainsi dire utilitaire. Au lieu de borner la religion et de la contenir, il va souvent se heurter contre elle. Un tableau du caractère national russe serait incomplet, si, à côté de ce penchant vers l’invisible, nous ne montrions la réaction opposée, le triomphe du réalisme. Il est une forme contemporaine de ce réalisme qui sous une grossièreté répugnante met vigoureusement en relief certains côtés du caractère russe : c’est ce qu’on a appelé le nihilisme. Le nihilisme n’est pas une philosophie, un système coordonné comme le positivisme d’Auguste Comte, ce n’est pas une forme scientifique nouvelle du vieux scepticisme ou du vieux naturalisme ; c’est un matérialisme bruyant et tapageur, dénué de tout appareil philosophique et trop dédaigneux de toute métaphysique pour se donner la peine de se démontrer lui-même. On ne peut dire que ce soit une doctrine, c’est une mode déjà passée, une pose, un costume de circonstance. Le nihilisme est une négation universelle, politique autant que religieuse et morale, une négation fière d’elle-même, heureuse que tout ne soit qu’illusion dans les espérances religieuses et les croyances morales de l’humanité, heureuse de pouvoir les bafouer, et triomphant cyniquement de ce qui fait la tristesse d’âmes plus hautes. Le nihiliste se complaît dans cette foi à l’inanité de la vie et au vide de l’univers, c’est pour lui un sujet d’orgueil en même temps que de gaîté, cela l’amuse, cela le réjouit, il serait bien fâché qu’il en fût autrement. Il y a dans cette triste satisfaction quelque chose de la gaminerie de la première incrédulité. C’est un enfantillage dépravé qui perce jusque dans la prétention à la maturité. C’est en même temps une sorte de revanche contre les vieilles superstitions qui dominent encore la masse de la nation, contre toutes ces