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persistent. Il y a encore de ces jeunes gens, comme en peint Ivan Tourguenef, pour qui la plus grossière injure serait d’être appelés idéalistes, la plus grande humiliation de passer pour tels. Le nihilisme était du reste autant social et politique que religieux et philosophique. C’était une sorte de radicalisme intellectuel, universel, et ce penchant à l’esprit radical, niveleur, se retrouve souvent en Russie jusque dans les classes et dans les rangs où il est le moins attendu. Corrigé par le sens pratique, il demeure généralement à l’état de théorie, ce qui, pour le présent du moins, le rend peu dangereux. Ce n’est guère qu’en matière économique et sociale, en matière réelle et positive, que le Russe se permet les songes de l’utopie et la recherche de l’absolu. C’est en s’enfonçant dans les sentiers du réalisme qu’il retombe dans les théories, c’est par une sorte de cercle qu’à force de s’en éloigner il revient à l’esprit spéculatif, comme un voyageur qui, après avoir passé par les antipodes, aborderait par une autre rive au pays qu’il a quitté. C’est dans le domaine qui exige le plus de sobriété d’esprit que le Russe laisse la plus libre carrière à son imagination ; l’avenir social et politique de l’humanité lui inspire des espérances et des chimères non moins singulières que celles qu’il raille si cruellement dans les vieilles doctrines. Avec une grande différence de science et de méthode, nous avons chez nous quelque chose de cette spéculation à rebours chez les plus grands adversaires de la métaphysique, chez les positivistes, qui dans les questions économiques et politiques ont souvent abouti à des conclusions si peu en rapport avec leur point de départ et si peu positives.

Les instincts radicaux de l’esprit russe se manifestent dans certaines sectes religieuses, dans certains mouvemens de l’opinion, parfois même dans certaines institutions anciennes ou récentes. Dans les sectes, ces instincts, joints au sentiment opposé de mysticisme ou de vénération, jouent souvent un rôle prépondérant. Dans les institutions, ils se lient à la vieille commune russe et sont fomentés par elle en même temps qu’ils la couvrent de leur protection. Dans l’opinion, on pourrait citer différens symptômes de cet esprit hardi et radical. Le plus caractéristique est le mouvement pour l’émancipation des femmes. C’est là une des tendances les plus dignes de remarque en Russie, et, les exagérations mises à part, une de celles qui lui font le plus d’honneur. Fort différent du nihilisme, bien que dans ses écarts il s’y soit parfois associé, ce curieux mouvement a en partie son point de départ dans le même principe, dans le même côté du caractère russe, dans le mépris des préjugés, le goût pour les théories hardies et les réformes sociales. La femme russe, qui au commencement du dernier siècle était encore voilée et enfermée