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dans l’horizon, tandis que chaque détail un peu apparent attire invinciblement son attention. Rien ne saurait rendre la grandeur d’un coucher de soleil dans les steppes ; en même temps dans ces plaines unies, comme sur une scène vide, chaque personnage, chaque objet, se détache sur l’immensité uniforme avec une singulière vigueur ; un arbre, une cabane, un homme, prennent une importance et presque une taille plus grande. Aussi, pour employer une comparaison vulgaire, les Russes ont-ils une rare facilité à contempler la nature par les deux bouts de la lorgnette et à la voir tour à tour en myope et en presbyte, il n’y a pour ainsi dire pas de degré intermédiaire où l’œil se puisse arrêter. Avec cette qualité, les Russes ont celle de la netteté, de la propriété de l’expression ; peuple et écrivains y ont l’image juste et vive, qualité qu’ils tiennent de cette nature où formes et couleurs frappent par leur perpétuelle répétition ou sont mises en relief par leur isolement.

L’influence des vicissitudes des saisons est sensible dans leur sentiment de la nature et dans leur tour d’esprit, elle l’est bien plus dans le tempérament et le caractère des Russes. À cette influence, ils doivent dans leur tempérament cette flexibilité, cette élasticité d’organes que les alternatives des saisons ont préparées à tous les climats, — dans leur caractère, cette variabilité, cette facilité à passer d’un sentiment ou d’une idée à l’autre, faculté analogue à la première, et qui partout leur rend l’acclimatation morale non moins aisée que l’acclimatation physique. À ces oppositions de climat se peut aussi attribuer ce qu’il y a parfois chez les Russes de déréglé, de désordonné ou de heurté. On leur a reproché souvent le manque d’originalité ; il faut s’entendre sur ce reproche et sur ce mot. S’ils en ont peu dans l’imagination, dans l’intelligence, dans les idées, ils en ont souvent beaucoup dans le caractère, dans l’esprit, dans l’expression. Ce qui leur manque, ou mieux ce dont le temps ou l’éducation ne leur a pas encore laissé faire preuve, c’est le don de l’invention ou de la conception. Loin d’être toujours dépourvu d’individualité, le Russe en a parfois beaucoup dans les sentimens, dans les goûts et les habitudes. Il est souvent original dans le sens nouveau et vulgaire du mot, non par les idées et l’intelligence, mais par les goûts et les manières. Cette originalité va même parfois jusqu’à la bizarrerie, jusqu’à l’excentricité. Ivan le Terrible, Pierre le Grand et Paul Ier en sont d’éclatans exemples parmi les souverains. Si ce défaut chez les princes se doit rejeter sur le tempérament individuel ou sur le délire malsain du pouvoir absolu, qui, parmi les césars romains, a produit tant d’exemples analogues, des tracés de la même disposition se retrouvent au-dessous du trône des tsars. Il serait facile de raconter bien des traits d’originalité russe, et