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qui font la vraie compétence du critique, l’auteur du livre de l’Allemagne avait toutes les qualités de son entreprise.

Ce qui caractérise Mme de Staël et donne à sa physionomie une originalité puissante, c’est la réunion de deux grandes facultés qui très rarement marchent ensemble : l’auteur de Corinne est un esprit créateur, l’auteur du livre sur l’Allemagne est un critique. En France, cela ne s’était encore jamais vu. La critique est essentiellement conservatrice de sa nature ; comme elle ne crée pas du nouveau, il lui faut plus ou moins s’en tenir à la leçon du passé ; la poésie au contraire représente dans la littérature d’une époque et d’un pays l’élément révolutionnaire. De là ces malentendus, ces querelles interminables, qui retardent le mouvement des idées, et qui ne se produiraient pas, s’il se pouvait faire que tous les critiques fussent des Lessing, des Goethe ou des Staël, c’est-à-dire des écrivains à la fois capables et de censurer et d’inventer. Dans le cours ordinaire des choses, le vrai poète est toujours en avance d’un demi-siècle sur son temps, et pendant qu’il tourne ses yeux vers l’avenir, la critique en maugréant lui corne aux oreilles les préceptes du passé : vestigia grœca ! Le moyen de s’entendre en pareil conflit ? Aussi ne s’entend-on guère, du moins dans le moment ; l’accord ne se fait que plus tard, quand il se fait. Pour comprendre ceux qui regardent vers l’avenir, il faut être soi-même un peu prophète, et Mme de Staël l’était beaucoup ; elle avait ce précieux éclair d’imagination qui donne à la critique force de productivité.

Ses travaux, nous pouvons le dire aujourd’hui, ont été dans le sol alors fraîchement labouré de la France une des semences les plus saines, les plus fécondes ; parfois ils nous complètent Chateaubriand, plus souvent encore ils le corrigent. Si vous voulez de l’éloquence, de l’enthousiasme et du pittoresque, le poète de René vous en prodiguera des trésors ; mais son esthétique, au demeurant, n’est que préjugés. Il manque d’accord avec lui-même, sa théorie est d’un classique, et son œuvre prêche le romantisme jusqu’à la divagation ; en politique, égal désordre, il n’a de sentiment que pour la monarchie et de beaux discours que pour la république, sa religion n’échauffe que la tête et vous laisse le froid au cœur. Mme de Staël n’eut point de ces égaremens ; aussi a-t-elle fait besogne plus durable. Par ses mains s’est écroulée cette muraille de la Chine qui embastillait l’ancienne France ; combien de perspectives ouvertes devant nos yeux sur la nature, sur le beau, quels dignes et chaleureux accens proférés au nom des droits de l’humanité par-delà les frontières des divers états, et dont se souviendront d’âge en âge toutes les âmes fidèles à la tradition d’un christianisme intelligent ! Ce n’est pas seulement chez nous que ce généreux système a