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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/137

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effet paraissent plus ou moins stationnaires ou identiques dans toutes les générations, sans avoir raison pour la morale tout entière. Prenons pour exemple la vertu. Y a-t-il plus de vertu, dans le sens rigoureux du mot, à mesure que le progrès social s’accomplit ? La moyenne du bien et du mal moral varie-t-elle sensiblement dans le cours des générations, et n’est-on pas amené à conclure avec Chateaubriand, au premier coup d’œil jeté sur le monde, « que le vice et la vertu paraissent une somme donnée qui n’augmente ni ne diminue ? » D’après la règle que nous avons posée, il paraîtrait qu’il doit en être ainsi. La vertu en effet est bien une de ces manifestations de l’activité humaine où l’individu a plus de part que l’espèce ou la race : elle a sa mesure tout intérieure ; elle est l’œuvre toute personnelle et comme le fruit d’une bonne conscience, et l’on ne voit pas trop au premier abord quel rapport le progrès social pourrait avoir avec elle. Le perfectionnement des sociétés apporte, il est vrai, plus de facilités extérieures pour bien faire, et surtout plus d’empêchemens pour faire le mal, soit par la contrainte physique des lois, soit par la contrainte morale des opinions et des coutumes ; mais tout cela ne touche pas à la sphère de la vertu, qui est plus intime et plus profonde. Seule, la bonne volonté, l’intention fait le mérite. La pureté et l’énergie de la volonté, voilà l’unique mesure de la vertu. La tâche de la vertu est essentiellement individuelle ; à chacun de l’accomplir tout entière pour son propre compte et par ses seules forces. L’homme vertueux produit seul son œuvre, il l’emporte tout entière avec lui dans la tombe. Ces facilités extérieures de mieux faire qu’apporte le progrès de la civilisation n’enlèvent rien à cette égalité permanente de la vertu. Le mérite diminue à proportion même de ces facilités, et à chaque génération le niveau croissant d’un côté, décroissant de l’autre, la somme de la bonne volonté reste égale.

M. Bouillier développe avec une singulière insistance, et non sans profondeur, la convenance providentielle de cette égalité dans les conditions du mérite et du démérite au regard de toutes les générations et de tous les individus. — Irons-nous aussi loin que lui ? irons-nous jusqu’à dire que dans l’ordre de la vertu tout progrès est impossible, sous peine de choquer l’idée de la justice distributive au regard de la suite des générations humaines, sous peine d’arriver en dernière conséquence à décerner l’excellence morale comme un privilège inique aux générations les dernières venues ? C’est là une crainte vaine, et nous ne redoutons guère l’avènement de nos derniers descendans à ce magnifique privilège, dont nous serions d’ailleurs loin de nous plaindre, quand bien même il ne serait pas la plus irréalisable des chimères ; mais sans pousser les choses à de