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l’histoire, aux peuplades les moins favorisées dans la vie sauvage, ou même au sein de notre société aux individus les moins éclairés, les plus ignorans et les plus misérables. On veut assurer, au moins dans cette sphère des faits humains, quelque chose qui échappe à l’action du progrès social, pour laisser l’accès libre à ceux même que le malheur de leur destinée soustrait à cette influence. On veut faire ce que je pourrais appeler la part du pauvre dans le monde moral. J’approuve le sentiment, je n’accepte pas la conséquence. La vertu n’est pas seulement un instinct, elle est même d’autant plus la vertu qu’elle est moins un instinct, — ce qui revient à dire qu’elle est d’autant plus la vertu qu’elle est plus éclairée, qu’elle connaît mieux son but et ses forces. Savoir où elle doit tendre, comment elle doit s’employer, de quelles ressources elle dispose, tout cela ne change-t-il rien à la qualité de la vertu ? Or incontestablement tout cela est le produit de la science humaine, de plus en plus précise, délicate, approfondie, c’est-à-dire l’œuvre de la civilisation. Sans doute, même au plus bas degré de l’histoire ou dans les régions les plus ténébreuses de la société, le fonds de la nature humaine persiste, et de ce fonds il peut s’élever, il s’élève des élans d’héroïsme, de désintéressement, des traits admirables de dévoûment ou même tout simplement d’obéissance résignée au devoir de chaque jour et à la loi dure de la vie ; mais enfin prétendrez-vous que la lumière, en pénétrant dans ces magnifiques instincts ou dans ces belles inspirations, n’y changera pas quelque chose ? Elle n’y apportera pas plus de mérite, si vous voulez ; elle y apportera plus de vérité connue, plus de beauté morale, une beauté moins instinctive, plus raisonnée et plus voulue. Et n’est-ce pas là un progrès ?

Même dans ce domaine tout intérieur de la conscience, nous ne pouvons être complètement d’accord avec M. Bouillier, ni faire à Thomas Buckle cette importante concession, que la vertu ne comporte aucun progrès. Que ce progrès échappe à toute détermination rigoureuse, que la mesure en soit trop souvent une affaire d’appréciation variant selon les préférences historiques de chacun, affaire d’opinion plutôt que de science exacte, on est bien obligé d’en convenir ; mais qu’il n’y ait aucun changement apporté par les grands événemens de la religion ou de la science dans le domaine de la bonne volonté, qu’il n’y ait là progrès d’aucune sorte, c’est ce qui ne nous paraît pas démontré ; même là selon nous, il reste une part de progrès possible, j’ajoute de progrès réalisé.

Si la thèse de M. Buckle se trouve au moins incertaine et sujette à controverse quand il s’agit de vertu, à plus forte raison se trouvera-t-elle en défaut, s’il s’agit de la moralité extérieure de nos actes. Ici le doute n’est plus permis, et je m’étonne que M. Buckle, qui a tant