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d’établir dans des boutiques des dépôts de timbres-poste, l’un d’eux s’indigna, disant qu’à la fin cette recherche de la commodité était intolérable. Hélas ! ces Catons du Brandebourg luttent en vain contre un courant qu’ils n’arrêteront pas. On vend des timbres-poste dans les boutiques ; on donnera aux députés pupitres et tiroirs… En attendant, une dizaine à peine de ceux-ci suivent la discussion, parmi lesquels M. de Moltke. Il est entré tout à l’heure, en petite tenue de général, l’épée au côté, et il a pris sa place à l’extrême droite. Eclairé d’en haut, son grand front semble luire : il écoute attentivement, ne se déplaçant que pour mieux entendre. Plusieurs de ses collègues viennent le saluer, et l’on voit à leur attitude le respect qu’il inspire ; mais il ne prolonge pas la conversation, car il pratique son devoir de député en toute conscience et modestie et l’application qu’il met à faire tout ce qu’il fait est le trait caractéristique de son esprit.

Quelques minutes après, une petite porte donnant sur la galerie où siège le conseil fédéral s’ouvre et laisse passer M. de Bismarck. Il est aussi en tenue militaire. Les huissiers se rangent sur son passage : on dirait qu’ils ne se sentent pas assez collés contre la muraille. Pourtant il ne semble pas que le chancelier inspire le même genre de respect que M. de Moltke : il aborde familièrement les gens avec l’allure décidée d’un cavalier. M. de Moltke a les gestes doux d’un pasteur réformé ; M. de Bismarck donne des poignées de main de colonel. Il salue d’un signe M. Simson, et celui-ci se lève. Je m’en étonne, mais mon voisin m’affirme qu’il en est ainsi tous les jours, et que le chancelier et le président professent l’un pour l’autre une estime singulière. N’est-ce point ce président pourtant qui jadis, dans la chambre de Prusse, fit une si verte réplique au chancelier, alors chef du cabinet prussien ? C’était au temps du conflit, et M. de Bismarck venait de réunir contre lui l’unanimité des suffrages ; il témoigna tout son mépris pour cette sotte manifestation. « Tant que je serai commandé à cette place par sa majesté le roi, dit-il, j’y resterai ! » — « Bah ! s’écria M. Simson, les sauteurs de corde aussi se vantent de ne jamais tomber ! » Le succès est un puissant magicien qui opère de telles métamorphoses ! .. M. de Bismarck a pris sa place ; aussitôt on lui apporte l’un après l’autre des portefeuilles qu’il ouvre avec une petite clé tirée de sa poche ; il lit et donne des signatures. Sa tête, à demi penchée, est effrayante : le crâne est puissant, mais sans régularité ; le front abrupt est encadré par le buisson hérissé des sourcils ; le nez paraît écrasé ; cette bosse du crâne, ce sourcil et la dure moustache, trois saillies, voilà toute sa figure ; mais la main qui court sur le papier est fine, aristocratique et douce.