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intervention en leur faveur suffit à refroidir le zèle de maints nationaux-libéraux, progressistes et protestans, dont le plus vif sentiment est la haine du catholicisme. Les autres partis ne peuvent s’entendre pour faire obstacle à l’autocratie du chancelier, car chacun d’eux est à la fois de gouvernement et d’opposition : la gauche est avec le chancelier pour appuyer les mesures révolutionnaires, la droite pour applaudir aux projets réactionnaires ; tour à tour elles sont satisfaites ou mécontentes, et c’est le même homme qui à des intervalles égaux provoque ces manifestations opposées. En réalité, au-dessus de ce parlement, produit d’un mauvais système électoral, impuissant par la faute d’une constitution à dessein mal faite, le chancelier est seul et veut rester seul, tout pareil à ce roi de France duquel on disait que son cheval portait tout son conseil. « Il n’écouta plus, me disait un député qui s’honore d’être compté au nombre de ses amis, il n’écoute plus, il n’entend même plus ! » — « Il a fait de l’Allemagne sa chose propre, disait un autre ; il s’est fabriqué un empire de chancelier (Kanzlerreich). »

Personne n’éprouve, à vrai dire, d’inquiétude immédiate. La force qui a créé l’empire est là pour le défendre. A côté du chancelier siègent, sur les bancs du conseil fédéral, des administrateurs de premier ordre, et M. de Hoon, qui applique à l’Allemagne entière, avec la persévérance laborieuse qu’on lui connaît, les institutions militaires de la Prusse. Sur tous les points d’ailleurs, une majorité d’hommes de bonne volonté accepte et soutient le fait accompli ; mais l’administration, l’armée et la meilleure volonté du monde ne suffisent pas à faire vivre une création nouvelle. La véritable vie politique, où tous les partis se classent, se meuvent, et finissent par trouver leur équilibre, l’empire d’Allemagne ne la possède pas. Aussi, à défaut d’un homme qui puisse prétendre à remplacer un jour M. de Bismarck, on ne voit point comment se formeraient les ministres qui seraient dans l’avenir « la monnaie » du grand homme, et les Allemands qui réfléchissent avouent que leur patrie, comme l’Italie après Cavour, pourrait bien un jour traverser une période difficile. Quand ils songent aux résistances qui restent à vaincre, au Hanovre, qui proteste encore, aux petits états qui ont conservé leur organisme complet, où ils puiseront des forces pour reconquérir ce qu’ils ont perdu, aux querelles religieuses, au danger social, et qu’ils voient un seul homme tenir d’une main jalouse tous les fils du gouvernement le plus compliqué qu’on ait vu, les optimistes disent, il est vrai : « Après lui, la constitution et la liberté ; » mais il ne manque pas de pessimistes qui répliquent et impriment : « Après lui, le déluge ! »


ERNEST LAVISSE.