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et l’émancipation des esprits, gouvernés jusqu’alors par les prêtres. Le clergé ne pouvait se résigner à cette double dépossession ; il entendait conserver son droit de domaine, et sur la terre et sur les âmes, et on ne sait ce qui l’indignait le plus de voir ses propriétés converties en biens nationaux ou l’école et la loi soustraites à son empire. Il conclut un traité avec don Carlos, et ce pacte a été fidèlement observé par les deux parties, qui associaient à jamais leurs intérêts. Le carlisme est une conspiration permanente contre le principe de la société moderne et de l’état laïque. Ainsi s’expliquent l’opiniâtreté de ses efforts, les fureurs qu’il souffle dans les âmes, l’inhumanité des moyens qu’il emploie ; on sent que le prêtre a passé par là :


Abîme tout plutôt, c’est l’esprit de l’église.


Ainsi s’explique également l’énergie des résistances qu’il rencontre. Il est assez fort pour survivre à ses défaites, mais la victoire lui échappe sans cesse. L’Espagne sent que dans cette lutte il s’agit pour elle non de substituer une branche royale à une autre, mais de sauver toutes ses libertés, tout ce qu’elle aime et respecte, tout ce qui fait qu’au XIXe siècle un peuple figure réellement sur la carte d’Europe.

Si l’on en jugeait par certains chapitres de son histoire, on serait tenté de se représenter la péninsule ibérique comme la terre classique du fanatisme. Il n’est pas de pays au contraire où les dissidences religieuses et politiques engendrent moins d’acrimonies ou de haines personnelles. Les oppositions de sentimens n’y compromettent ni la sûreté des amitiés ni l’agrément des relations ; on y réfute son adversaire, on le persifle, on le raille, mais on ne sent pas le besoin de l’exterminer ; nulle part les discussions passionnées ne se concilient plus facilement avec l’indulgence pour le caractère et l’opinion d’autrui. Jean-Jacques Rousseau n’a pas manqué ce trait dans la peinture qu’il a tracée de l’homme le plus accompli qu’il ait connu, de l’Espagnol Emmanuel de Altuna : « Il était trop fier pour être vindicatif, et je lui ai souvent ouï dire avec beaucoup de sang-froid qu’un mortel ne pouvait pas offenser son âme. À l’extérieur, il était dévot comme un Espagnol, mais en dedans c’était la piété d’un ange. Hors moi, je n’ai vu que lui seul de tolérant depuis que j’existe. Il ne s’est jamais informé d’aucun homme comment il pensait en matière de religion. Que son ami fût juif, protestant, turc, bigot, athée, peu lui importait, pourvu qu’il fût honnête homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu’il s’agissait de religion, même de morale, ils se recueillait, se taisait ou disait simplement : Je ne suis chargé que de moi. »