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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/386

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à nos sensations. Suivant cette hypothèse, non-seulement l’objet est affirmé comme réellement existant, mais encore il peut être connu en soi et dans son essence par la méthode absolue. La réalité objective de l’univers non-seulement n’est pas mise en question, mais elle semble même mieux garantie que dans aucun autre système, puisque les lois rationnelles auxquelles la science ramène les phénomènes cosmiques sont, non pas seulement de purs rapports entre des causes et des substances inconnues, mais ces causes et ces substances elles-mêmes. Reste à savoir maintenant pourquoi on appellerait du nom de pensée des lois objectives qui n’ont pas conscience d’elles-mêmes, et si le caractère essentiel de la pensée n’est pas la conscience. Si l’on nous dit que dans la pensée il faut distinguer le fond et la forme, le pensé et le pensant (cogitatum et cogitans), c’est là une distinction qui revient précisément à la distinction classique de l’intelligible et de l’intelligence. Dire que tout est pensée reviendrait donc à dire que tout est intelligible, que le fond des choses, c’est l’intelligible ? Est-ce bien la peine d’employer des formules si arbitraires et si étranges pour dire tout simplement ce qui n’a jamais fait l’objet d’un doute pour aucun métaphysicien ?

Nous ne pouvons donc accorder au subtil auteur du Fondement de l’induction que « tout est pensée, » à moins d’entendre ce mot dans un sens tellement large et tellement vague qu’il signifie précisément ce qu’on a l’habitude de lui opposer. Au moins faudrait-il distinguer une pensée objective de la pensée subjective, — et cette pensée objective, en tant qu’elle se manifeste sous la forme de l’étendue, nous l’appelons matière, — et la pensée subjective, en tant qu’elle se manifeste à elle-même par la conscience, nous l’appelons esprit, — et nous les distinguons l’une de l’autre en ce que la première nous apparaît toujours à l’état de dispersion et de pluralité, et qu’elle n’a son unité qu’en dehors d’elle-même dans l’esprit qui la pense, tandis que l’esprit, se caractérisant par la conscience, nous apparaît dans un état permanent de concentration et trouve son unité en lui-même. Être esprit, c’est être un ; être matière, c’est être plusieurs. Ainsi la distinction de la matière et de l’esprit devrait encore subsister, si loin qu’on pousse le système de l’identité. Il en est de même de l’individu et du tout, la personnalité individuelle ne pouvant se comprendre sans un principe de distinction qui la limite et la circonscrive dans l’unité universelle. Comme nous l’avons dit déjà ici même dans un autre travail[1], — la pluralité des substances ne peut expliquer l’unité du moi ; l’unité de substance ne peut expliquer la pluralité des moi. Ainsi l’unité

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1868.