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vous écris dans une petite chambre bien froide, à côté d’une cheminée qui fume, maudissant la pluie qui bat mes vitres. La servante qui me sert ne parle que catalan et ne me comprend que lorsque je lui parle espagnol. Je n’ai pas un livre, et je ne connais personne ici. Enfin le pire de tout, c’est que, si le vent du nord ne s’élève pas, je resterai ici je ne sais combien de jours, sans même la ressource de retourner à Narbonne, car le pont qui pouvait assurer ma retraite ne tient plus à rien, et, si l’eau grossit, il sera emporté. Admirable situation pour faire des réflexions et pour écrire ses pensées; mais des pensées, je n’en ai guère maintenant. Je ne sais que m’impatienter. J’ai à peine la force de vous écrire. Vous ne me parlez pas d’une lettre que je vous ai écrite d’Arles. Peut-être s’est-elle croisée avec la vôtre ?

J’ai été à la fontaine de Vaucluse, où j’ai eu quelque envie d’écrire votre nom; mais il y avait tant de mauvais vers, de Sophies, de Carolines, etc., que je n’ai pas voulu profaner votre nom en le mettant en si mauvaise compagnie. C’est l’endroit le plus sauvage du monde. Il n’y a que de l’eau et des rochers. Toute la végétation se réduit à un figuier qui a poussé je ne sais comment au milieu des pierres, et à des capillaires très élégantes dont je vous envoie un échantillon. Lorsque vous avez bu du sirop de capillaire pour un rhume, vous ne saviez peut-être pas que cette plante avait une forme aussi jolie.

Je serai à Paris vers le 15 du mois prochain. Je ne sais pas du tout quelle route je prendrai. Il est possible que je revienne par Bordeaux; mais, si le temps ne s’améliore pas, je reviendrai par Toulouse. Je serai alors à Paris quinze jours plus tôt. J’espère trouver une lettre de vous à Toulouse. S’il n’y en avait pas, je vous en voudrais mortellement. — Adieu.


Paris, mercredi 15 mai 1848.

Tout s’est passé très bien, parce qu’ils sont si bêtes que, malgré toutes les fautes de la chambre, elle s’est trouvée plus forte qu’eux. Il n’y a ni tués ni blessés, on est fort tranquille. La garde nationale et le peuple sont dans d’excellens sentimens. On a pris tous les chefs des émeutiers, et il y a tant de troupes sous les armes que d’ici à quelque temps il n’y a rien à craindre. J’espère que nous nous verrons samedi. En somme, tout s’est passé pour le mieux. J’ai assisté à des scènes très dramatiques qui m’ont fort intéressé et que je vous raconterai.


27 juin 1848.

Je rentre chez moi ce matin après une petite campagne de quatre jours où je n’ai couru aucun danger, mais où j’ai pu voir toutes les horreurs de ce temps et de ce pays-ci. Au milieu de la douleur que j’éprouve, je sens par-dessus tout la bêtise de cette nation : elle