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Hugo à un dîner de libraires belges et autres escrocs à Bruxelles? Quel dommage que ce garçon, qui a de si belles images à sa disposition, n’ait pas l’ombre de bon sens, ni la pudeur de se retenir de dire des platitudes indignes d’un honnête homme! Il y a dans sa comparaison du tunnel et du chemin de fer plus de poésie que je n’en ai trouvé dans aucun livre que j’aie lu depuis cinq ou six ans; mais au fond ce ne sont que des images. Il n’y a réellement ni solidité, ni sens commun; c’est un homme qui se grise de ses paroles et qui ne prend plus la peine de penser. Le vingtième volume de Thiers me plaît comme à vous. Il y avait une immense difficulté, à mon avis, à extraire quelque chose de l’immense fatras des conversations de Sainte-Hélène rapportées par Las Cases, et Thiers s’en est tiré à merveille. J’aime aussi beaucoup ses jugemens et ses comparaisons entre Napoléon et autres grands hommes. Il est un peu sévère pour Alexandre et pour César; cependant il y a beaucoup de vrai dans ce qu’il dit sur l’absence de vertu de la part de César. Ici, on s’en occupe beaucoup, et je crains qu’on n’ait trop d’amour pour le héros; par exemple, on ne veut pas admettre l’anecdote de Nicomède, ni vous non plus, je crois.

Adieu, chère amie; portez-vous bien et ne vous sacrifiez pas trop pour les autres, parce qu’ils en prendront trop bien l’habitude, et que ce que vous faites à présent avec plaisir, un jour peut-être vous serez obligée de le faire avec peine. Adieu encore.


Londres, British Museum, 21 juillet 1864.

Chère amie, vous avez deviné ma retraite. Je suis ici depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, ou, pour parler plus exactement, depuis le lendemain. Je passe ma vie, de huit heures du soir jusqu’à minuit, à dîner en ville, et, le matin, à voir des livres et des statues, ou bien à faire mon grand article-sur le fils de Pierre le Grand, que j’ai envie d’intituler du Danger d’être bête, car la morale à tirer de mon travail, c’est qu’il faut avoir de l’esprit. Je pense que vous trouverez çà et là, dans une vingtaine de pages, des choses qui vous intéresseront, notamment comment Pierre le Grand fut trompé par sa femme. J’ai traduit avec beaucoup de peine et de soin les lettres d’amour de sa femme à son amant, lequel fut empalé pour la peine. Elles sont vraiment mieux qu’on ne l’attendrait du temps et du pays où elle écrivait ; mais l’amour fait de ces merveilles. Le malheur est qu’elle ne savait pas l’orthographe, ce qui rend très difficile aux grammairiens comme moi de deviner ce qu’elle veut dire.

Voici mes projets : je vais lundi à Chevenings, chez lord Stanhope, où je dois rester trois jours. Jeudi, je dîne ici avec beaucoup de monde; puis, promptement après, je partirai pour Paris...