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l’Espagne des mains des inquisiteurs, qui l’avaient mal préparée à ses nouveaux destins. De là une disparate sensible et dangereuse entre ses habitudes et ses principes politiques ; mais en vain lui reproche-t-on de n’avoir pas encore les mœurs de la liberté, les idées nouvelles lui sont devenues chères. Depuis quarante ans, d’étape en étape, elle a marché fièrement sous leur conduite, se disant toujours :


Poursuis, tu n’as pas fait ce pas pour reculer.


Alphonse XII aura-t-il la force de lui faire repasser le pont d’Alcolea ?

Il dépend de la république seule de ménager des chances sérieuses au prince des Asturies. Si elle ne parvenait pas à étouffer la guerre civile, ou que la société ne se sentît pas assez protégée par elle contre les entreprises des hommes de désordre et de rapine, l’Espagne deviendrait alphonsiste, et demanderait au fils d’Isabelle II les sécurités nécessaires en se contentant provisoirement des libertés possibles. Les dogmes politiques anciens ou nouveaux ont perdu leur prestige, et les gouvernemens sont tenus d’être utiles. Chaque jour, on les remet en question ; ils ne peuvent se perpétuer que par les services qu’ils rendent et la confiance qu’ils inspirent. La république espagnole a sur tout autre régime par lequel on pourrait la remplacer l’incontestable avantage d’exister. Ses adversaires prétendent que c’est son plus grand défaut ; elle doit désirer qu’ils le lui reprochent longtemps. Elle peut encore alléguer en sa faveur que la république est le gouvernement naturel des démocraties ; si elle périt, ce sera par ses fautes. Ce n’est pas l’enthousiasme qui la dé- fendra, mais ce n’est pas non plus l’enthousiasme qui l’attaquera ; elle ne doit craindre que le ressentiment des intérêts qu’elle aurait le tort de menacer. La fortune, au dire de Machiavel, dispose de la moitié de nos actions, et nous en laisse gouverner l’autre tellement quellement, o poco o meno. Qu’elle ne soit pas trop contraire aux républicains espagnols, et que, dans les choses qui dépendent de leur volonté, ils se laissent conseiller par la prudence, ils tiendront en échec leurs ennemis. C’est la vérité elle-même qui a dit par la bouche d’un homme éminent : « L’avenir est au plus sage. »


VICTOR CHERBULIEZ.