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s’ensuivit entre Ah-Fe et ses compatriotes, une de ces conversations caractéristiques qui ressemblent toujours à une dispute, et dont la volubilité perçante est un sujet d’amusement dédaigneux pour les êtres supérieurs qui n’en comprennent pas un mot. M. Tretherick, sur sa vérandah, et le colonel Starbottle, sur la route, interrompirent leur jargon barbare, l’un en les repoussant d’un coup de pied, l’autre en leur jetant une pierre avec un juron; mais le groupe ne se dispersa pas avant que deux ou trois chiffons de papier de riz marqués d’hiéroglyphes eussent été échangés et un petit paquet remis entre les mains de Ah-Fe. Quand ce dernier l’eut ouvert dans la solitude de sa cuisine, il y trouva un tablier de petite fille fraîchement lavé et repassé, portant au coin de l’ourlet les initiales C. T. — Le Chinois le cacha dans sa blouse et continua de laver sa vaisselle avec un sourire satisfait. Deux jours après, il se présenta devant son maître.

— Moi pas aimer Fiddletown, moi malade, moi m’en aller. — M. Tretherick l’envoya au diable. John le regarda avec sa placidité habituelle, et s’en alla.

Avant de quitter Fiddletown cependant, il rencontra par hasard le colonel Starbottle, et laissa tomber quelques phrases incohérentes qui apparemment intéressèrent ce personnage. Quand il eut achevé, le colonel lui remit une lettre et une pièce d’or de vingt dollars : — Si tu m’apportes la réponse, je doublerai la somme, comprends-tu? — Ah-Fe fit un signe de tête affirmatif. Une autre entrevue également accidentelle, et dont le résultat fut le même, eut lieu entre John et le jeune rédacteur en chef de l’Avalanche. Je regrette d’être obligé de dire que dès le commencement de son voyage Ah-Fe rompit tranquillement les cachets des deux lettres, et, après avoir essayé de les lire à l’envers, puis de côté, finit par les diviser en carrés qui furent cédés à l’un de ses frères du Céleste-Empire qu’il rencontra sur la route. On dit que Starbottle fut mortellement humilié en s’apercevant que la note hebdomadaire de son linge était tracée sur le verso d’un de ces carrés de papier, et en apprenant que le reste de sa lettre circulait de la même manière chez les divers citoyens de Fiddletown, cliens du blanchisseur Fang-Ti. Du reste Ah-Fe fut suffisamment puni dans la suite de son voyage de ce manque de délicatesse. Sur la route de Sacramento, il fut deux fois jeté du haut de la diligence par un Caucasien ivre dont la dignité ne s’accommodait pas du voisinage d’un fumeur d’opium. A Hangtown, il fut battu par un passant qui voulut affirmer la suprématie chrétienne. Au Dutch Flat, il fut volé; à Sacramento, il fut arrêté pour un autre et acquitté avec une réprimande sévère, sans doute parce que, n’étant pas celui que l’on