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comité de musique; Mme Tretherick s’essuya les yeux, mit à son cou un ruban rose et descendit au salon. La visite fut assez longue pour qu’on en pût médire, si le délégué de la fabrique n’eût pas été un homme marié, père de grandes filles. Remontée dans sa chambre, Mme Tretherick fredonna en se mirant dans la glace et gronda Carrie à tort et à travers; mais elle garda sa place au chœur. Elle ne la garda pas longtemps. Ses ennemis reçurent un puissant renfort en la personne de la femme du mandataire séduit. Cette dame rendit visite à plusieurs membres de l’église et à la famille du docteur Cope. Le résultat de ses démarches fut qu’à la réunion suivante du comité de musique la voix de Mme Tretherick fut jugée trop faible pour les dimensions du vaisseau, et qu’on l’invita par conséquent à résigner ses fonctions. Il y avait déjà deux mois qu’elle en cherchait d’autres, et ses faibles économies étaient à peu près épuisées quand le trésor de Ah-Fe lui tomba dans la main à l’improviste.


III.

Les ténèbres étaient complètes, les réverbères de la rue commençaient à luire, et Mme Tretherick était encore plongée dans ses rêveries devant la fenêtre ouverte. A peine s’était-elle aperçue que Carrie l’eût quittée; son retour tapageur la ramena tout à coup aux ennuis du présent : la petite apportait le journal dont Mme Tretherick avait l’habitude de parcourir toujours les avertissemens, dans le faible espoir d’y trouver quelque emploi, elle ne savait lequel, approprié à ses besoins. Après avoir fermé machinalement la fenêtre et allumé une bougie, elle ouvrit ce journal du soir encore tout humide, et ses yeux s’arrêtèrent par hasard sur un paragraphe de la colonne des télégrammes : « Fiddletown, 7. M. James Tretherick est mort la nuit dernière du delirium tremens. M. Tretherick avait des habitudes d’intempérance, triste résultat, assure-t-on, de chagrins domestiques. » Mme Tretherick ne tressaillit pas; elle tourna la page et jeta un regard rapide sur Carrie, absorbée dans une tout autre lecture. Le reste de la soirée, elle garda un silence insolite; mais, quand Carrie fut couchée, elle tomba brusquement à genoux auprès du lit, et, prenant la petite tête rousse entre ses deux mains, demanda : — Serais-tu contente d’avoir un autre papa, chérie?

— Non, dit Carrie après un moment de réflexion.

— Mais un papa qui aiderait ta maman à te soigner, à t’aimer, à te donner de jolies robes, à faire de toi une dame quand tu seras grande?

Carrie tourna vers elle ses yeux chargés de sommeil : — Serais-tu contente, toi, maman?