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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/920

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déjà et en tout sens des échappées, des sorties hors de ce principe utilitaire, qui aboutit à la bataille des intérêts, et qui ne laisse pas une place assez grande à la science, à la pure intelligence. Ce règne de l’intelligence, il le rêve dès l’enfance : il cherche à le préparer en affinant l’arme du raisonnement, La philosophie se résume pour lui dans la logique, dans la méthode, la classification, la dissection des idées. « La sèche argumentation est la seule chose à laquelle je fusse propre et je prisse plaisir. » Dès seize ans, il fonde avec quelques amis une « société utilitaire, » où l’on s’exerce à la controverse.

En 1823, âgé de dix-neuf ans, il obtint, par la protection de son père, une place dans les bureaux de la compagnie des Indes; il devait y rester pendant trente-cinq ans. Il y apprit les grandes affaires du gouvernement et du gouvernement qui était le plus fait pour lui plaire, car la compagnie des Indes était une association ; son empire colonial si vaste, embrassant tant de races, de communions religieuses, était un terrain sur lequel l’école utilitaire, économique et administrative, pouvait tout tenter. Mill resta toujours fidèle à la vieille compagnie, à cette royauté bourgeoise, obscure, invisible, qui ne demandait aucun hommage et qui n’était qu’une simple gérance. Il la vit tomber à regret, et refusa d’entrer dans la nouvelle administration coloniale.

Si la compagnie prit le meilleur de son temps, elle lui donna l’indépendance et lui permit de travailler à des ouvrages de longue haleine. Il ne voulut pas être journaliste : « les écrits dont on vit ne vivent pas. » Il ne fit jamais que des livres ou des articles de revue. Au moment où il entra, si jeune encore, dans les bureaux de la compagnie, les benthamistes prirent possession de la Revue de Westminster, alors bien inconnue. James Mill y commença l’attaque contre la vieille école libérale. Il dénonça les whigs comme des complices secrets des tories. Les grandes familles aristocratiques s’étaient attribué le monopole du gouvernement; seulement elles s’étaient divisées en deux camps pour être certaines de se succéder au pouvoir, elles donnaient à la nation et au monde le vain spectacle de leurs luttes, bien que les deux partis rivaux fussent également décidés à maintenir le pouvoir aristocratique et l’ascendant des classes gouvernantes. C’était là sans doute une façon un peu vulgaire de juger les affaires d’un grand pays, et il y avait quelque injustice à présenter comme une grossière complicité ce qui était l’expression inconsciente des traditions, des instincts les plus profonds en même temps que les plus légitimes. Il faut se souvenir pourtant que ces attaques avaient quelque excuse avant la réforme parlementaire et l’abandon du système protecteur. La Revue de Westminster devint l’organe des « radicaux philosophes, » c’est le nom qu’on leur donna. James Mill était l’âme vivante de ce