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Bentham, édite le Traité des preuves judiciaires, fournit des articles à l’Histoire et la Revue parlementaire, écrit sur la question catholique, sur les crises commerciales, sur la réciprocité commerciale. Il s’exerce à la parole dans de petites réunions où il rencontre Grote, Macaulay, Samuel Wilberforce, qui devint évêque d’Oxford, les deux Bulwer, Romilly et d’autres.


II.

Quels vont être les premiers fruits d’une jeunesse qui n’a été qu’un long entraînement, qui n’a respiré qu’une atmosphère de polémique et de rixes intellectuelles? Cette âme, bandée comme un arc, ne risque-t-elle pas de se briser, et le premier souffle d’un monde sans pitié n’éteindra-t-il pas la flamme du juvénile réformateur? Laissons-le raconter lui-même, avec sa sincérité habituelle, la grande crise de sa vie mentale.

« Le temps était venu où j’allais m’éveiller comme d’un rêve. C’était dans l’automne de 1826. J’étais dans un état d’inertie nerveuse (a dull state of werve), ce qui peut arriver à tout le monde, — incapable de plaisir ou d’excitation agréable, — dans un de ces états où ce qui est un plaisir en d’autres momens devient insipide ou indifférent, — l’état, ce me semble, dans lequel se trouvent habituellement ceux qui se convertissent au méthodisme quand ils sont frappés par la conscience de leur état de péché. Dans cet état d’esprit, il m’arriva de me poser à moi-même directement cette question : « suppose que tous les objets de ta vie se réalisent, que tous les changemens dans les institutions et dans les opinions que tu désires soient complètement accomplis dans cet instant même, serait-ce pour toi une grande joie et un grand bonheur? » Ma conscience me répondit directement et irrésistiblement ; « Non. » A cette réponse, mon cœur défaillit; toutes les fondations sur lesquelles ma vie était construite s’abattirent. »

Un sentiment de désespérance s’empara de lui, les livres ne lui disaient plus rien, son esprit ne servait plus qu’à lui montrer toute l’étendue de son mal. Il se trouvait, suivant son expression, au commencement du voyage de la vie, avec un vaisseau bien gréé, un bon gouvernail, mais sans voiles. La voile, c’est le désir, et l’analyse avait tué le désir ; toutes les sources de la vie morale étaient taries. L’humanité, le seul dieu qu’on lui eût appris à connaître, n’est qu’une collection d’hommes, et qui mieux que lui savait ce qu’il y a dans l’homme individuel de misère, de faiblesse, d’incohérence, de stupidité? Il y a peu d’âmes un peu libres qui n’aient à un certain moment éprouvé une sorte de tremblement souterrain et senti chanceler l’édifice de leur foi; cependant la hautaine douleur de