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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/926

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ma présentation à M. Taylor que nos rapports devinrent tout à fait intimes et confidentiels, je sentis vite qu’elle était la plus admirable personne que j’eusse jamais connue. »

M. Taylor, le mari, nous est représenté comme un homme honorable, bien élevé, mais dénué « des goûts intellectuels et artistiques qui auraient fait de lui un compagnon digne d’elle; » c’était un ami, et rien de plus. Entre Mme Taylor et M. Mill commence bientôt le long mariage intellectuel qui finira par le mariage complet. Le philosophe a trouvé un guide vivant. Il lui donne sa foi; son esprit soupçonneux se livre tout entier. Il aime, il admire tout en elle; il nous peint aussi complaisamment cette âme, émancipée de toute superstition, vivant aux plus hauts étages, inspirée, créatrice, qu’un peintre les yeux et les cheveux de sa maîtresse. Sa passion spirituelle a quelque chose de naïf; il ne doute pas un instant que nous admirerons comme lui tant de merveilles; il fait penser involontairement au bon chevalier de la Manche. « Je l’ai souvent comparée, quand je l’ai d’abord connue, à Shelley; mais pour la raison, pour l’intelligence, Shelley, dont, il est vrai, la puissance ne put se développer que pendant une courte vie, n’était qu’un enfant comparé à ce qu’elle devint plus tard. » Elle avait tout ce qui fait « l’artiste consommé, » le « grand orateur, » et, si la politique active était permise aux femmes, elle eût tenu une « place éminente parmi les maîtres de l’humanité. »

On a pu remarquer chez plusieurs grands esprits modernes, surtout chez ceux qui ont été insurgés contre les doctrines courantes, une manière toute nouvelle de parler de la femme; Auguste Comte au cœur sec parle cependant quelquefois d’une sorte de déesse qu’il adorait en esprit. Il devient alors presque mystique. Ces nouveaux Abélards ne prennent plus Héloïse dans leurs bras, ils la chantent comme une muse de la pensée. Ils n’ont rien à lui apprendre, c’est elle, la devineresse, qui leur apprend le monde, l’avenir caché, la souveraine science. Ce que je lui dois, dit Mill en parlant de Mme Taylor, est « infini. » A travers l’auréole dont il l’entoure, il semble qu’on aperçoive un caractère où il y a plus de force que de grâce, disposé à l’enthousiasme, bien que capable de retenue; elle le trouve mécontent, inquiet, défiant de ses forces : elle l’astreint à des tâches immédiates, lui enseigne la tempérance dans l’ambition et dans l’espérance, elle lui permet les pensées les plus téméraires, mais lui apprend à ne point prêcher toute sa pensée, à se défendre du dogmatisme. Elle a, comme beaucoup de femmes dans son pays, des passions libérales; elle lui montre néanmoins les dangers de la démocratie, la pesante tyrannie du nombre sur l’esprit. Mill sent que l’aristocratie anglaise maintient surtout son influence en empêchant la centralisation administrative ; ses amis attaquent sans re-