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MA SŒUR JEANNE

première partie.

I.

Je suis un roturier. Mon père, Jean Bielsa, originaire du village de ce nom, Espagnol de race par conséquent, était pourtant naturalisé Français et domicilié à Pau, d’où il s’absentait sans cesse pour ses affaires. J’y restais avec ma mère et ma sœur Jeanne.

Mes souvenirs d’enfance sont très vagues et comme interrompus. Nous étions pauvres, ma mère était souvent triste, on parlait peu autour de nous.

Ma mère était couturière pour le petit monde. Moi, Laurent Bielsa, je courais les rues, faisant les petits métiers qui se présentaient, ouvrant au besoin les portières des voitures, ramassant même les bouts de cigares pour les revendre à des industriels non patentés qui en faisaient d’excellentes cigarettes.

Ceci est du plus loin que je me souvienne. Je n’étais pas habile dans l’art de gagner ma vie, bien que je fusse assez actif et entreprenant, mais j’étais désintéressé et comme insouciant du profit. On était séduit par ma jolie figure, et puis on remarquait vite que c’était une bonne figure, et les gens économes abusaient de la découverte pour me payer aussi peu que possible. Voilà du moins ce que disait mon père quand par hasard il avait le temps de m’observer et de s’occuper de moi.

Insensiblement notre position changea ; nous fûmes mieux logés, mieux nourris, et un beau jour on m’envoya à l’école : puis, quand j’eus dix ans, on me mit au collége, et, trois ou quatre ans plus tard, nous menions le train de petits bourgeois aisés, habitués à