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— Cet aveu me paraît très satisfaisant[1]. » Quand on se rappelle l’issue de la mission du prince Menchikof, on n’est pas surpris que la révélation du langage tenu par M. de Nesselrode ait causé en Angleterre une véritable indignation, et que les ministres de la reine aient jugé cette conduite dans les termes les plus durs. Des documens nouveaux nous font concevoir aujourd’hui quelques doutes sur les reproches adressés alors au ministre du tsar. Il n’est pas du tout certain que M. de Nesselrode ait trahi la vérité en parlant comme il a fait. Un témoin qui voyait très intimement les principaux personnages de la Russie en 1853, M. Th. de Grimm, précepteur du grand-duc Constantin, affirme que nul, dans les plus hautes sphères de la cour et du gouvernement, ne soupçonnait l’objet de cette mission. Il résulterait du récit de M. Th. de Grimm que l’affaire avait été concertée entre le tsar et le prince Menchikof, que M. de Nesselrode n’en savait pas le premier mot, et qu’il avait été parfaitement sincère en rassurant sir Hamilton Seymour. Quand des personnes haut placées tâchaient de faire parler Menchikof au sujet de sa mission, il répondait plaisamment : « Je vais négocier le mariage de la fille du sultan avec un des jeunes princes de Russie[2]. » Quoi qu’il en soit, on comprend l’irritation de l’Angleterre. Plus elle avait refusé de croire aux mauvais desseins du cabinet de Saint-Pétersbourg, plus elle avait le droit de s’indigner. C’était la France qui avait eu le mérite de voir juste, c’était la vigilance de M. Drouyn de Lhuys qui avait averti l’Europe. La conduite du prince Menchikof à Constantinople justifiait tout ce que le ministre des affaires étrangères de France ne cessait de répéter au cabinet de Saint-James. Qu’avait donc fait Menchikof ? À la fin du mois d’avril 1853, il avait tout à coup démasqué ses batteries. Ce qu’il exigeait de la Turquie, et de la façon la plus hautaine, c’était un acte quelconque, une convention, un sened, qui, sous des formes plus ou moins déguisées, dépouillait le sultan de l’un des principaux droits de la souveraineté et donnait au tsar une autorité effective sur 12 millions de sujets ottomans. — Accepter cela, disait un des ministres turcs, c’est souscrire nous-mêmes au partage de l’empire ; le démembrement est commencé. — Les demandes de la Russie sont repoussées par le di-

  1. Correspondence respecting the rights and privileges of the latin and greek churches in Turkey presented to both houses of parliament by command of her majesty. Londoa 1854. — N° 121. Sir G. H. Seymour to the earl of Clarendon. — Ce passage des dépêches de sir Hamilton Seymour a déjà été signalé ici par M. Eugène Forcade ; voyez, dans la Revue du 15 mars 1854, l’étude intitulée la Question d’Orient, la diplomatie européenne et les causes de la guerre.
  2. Ces détails sont empruntés à l’intéressant ouvrage que M. Th. de Grimm a consacré à l’impératrice de Russie Alexandra Feodorowna, femme du tsar Nicolas I{{e|er} et sœur du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV. Alexandra Feodorowna. Kaiserin von Russland, von A. Th. von Grimm, 2 vol., Leipzig 1866. Voyez t. II, p. 294.