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seul bon conseil, dans la plénitude de la logique et du sentiment chrétien. Seulement comprenez bien la chose, excellent Bunsen. La Porte a mieux aimé s’exposer à une menace d’invasion prochaine que de consentir à se lier avec la Russie par un traité qui garantirait les droits de l’église grecque orthodoxe ; mais elle a dit : Ce que je suis obligée de refuser à la Russie, je puis l’accorder à l’Europe. Je propose donc que l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, la France, travaillent ensemble à préparer ce traité. J’en prends l’initiative afin de prévenir toute invitation de l’Angleterre ou d’une autre puissance. C’est là ma politique dans cette circonstance. J’ai fait en toute loyauté annoncer à Pétersbourg le petit rôle dont je me charge, ajoutant que j’espérais aller ainsi au-devant des désirs de l’empereur : 1o parce que l’empereur obtiendrait sûrement par ce moyen le traité qu’il souhaite ; 2o parce que les garanties de sécurité données à toutes les populations chrétiennes de l’empire turc ne pouvaient que satisfaire son propre sentiment chrétien ; 3o parce que, grâce à ce sened (si la coopération de la Russie et des autres grandes puissances en assure la mise en vigueur), il atteindra sûrement ce qui est le but principal de sa politique : préserver l’Europe d’une guerre de succession de Turquie. — Dieu fasse que vous puissiez bientôt m’envoyer de bonnes nouvelles ! »

M. de Bunsen communiqua les idées du roi au ministère et à la reine. La reine les approuva ; lord Aberdeen, premier ministre, et lord Clarendon, ministre des affaires étrangères, se montrèrent aussi favorables à ce projet. D’autres membres du cabinet, et à leur tête lord Palmerston[1], étaient d’un avis tout opposé. Ils pensaient que l’établissement de ce protectorat, exercé par toutes les grandes puissances sur les sujets chrétiens de la Turquie, profiterait surtout à la Russie, le nombre des chrétiens de l’église grecque étant bien supérieur à ceux des autres communions. Ils ajoutaient qu’on ne pouvait attribuer ce protectorat aux grandes puissances sans créer mille difficultés pour l’avenir. D’abord, en principe, n’était-ce pas entamer l’empire turc, porter atteinte à sa souveraineté, par conséquent ébranler ce qu’il importait d’affermir ? Ou ce protectorat ne signifie rien, ou il donne un droit d’intervention dans les affaires intérieures. Les membres du clergé grec sont en même temps des fonctionnaires civils ; voilà tout un corps de serviteurs de l’état qui, à titre religieux, relèvera de la Russie. Combien de facilités offertes à de perpétuelles ingérences ! combien de tentations pour l’esprit d’intrigue ! Ne dites pas que ce droit cessera d’être dangereux dès

  1. Lord Palmerston, qui avait dirigé les affaires extérieures de 1847 à 1851 dans le précédent ministère whig, était chargé alors du ministère de l’intérieur. On pense bien toutefois que son influence devait être grande sur un service qu’il connaissait si bien et qui ne tarda point à lui revenir.