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MA SOEUR JEANNE.

chasseurs d’ours et d’izards ; dans ce temps-là, le gros gibier abondait encore. Je m’associais aux guides qui conduisaient les naturalistes à la brèche de Roland, au Mont-Perdu, au tour Mallet, aux cirques du Marboré et de Troumouse, aux Monts-Maudits, etc. Je pris ainsi le goût des sciences naturelles, et, de retour à Pau, je les étudiai avec ardeur.

Mon père non-seulement me laissait libre de courir la montagne, mais encore il me protégeait contre les doux reproches de ma mère, qui s’inquiétait de mes longues excursions et craignait que je ne perdisse le goût de l’étude dans ce développement d’activité physique.

Mes promesses la rassuraient, et je tenais parole. Chaque année, j’avais plusieurs prix. Mes camarades, qui me voyaient beaucoup lire en dehors du programme de nos études, étaient un peu jaloux de la facilité avec laquelle je les rattrapais quand le moment des examens approchait. Ils me pardonnaient à cause de mon bon caractère. J’étais fort comme un taureau et doux comme un mouton, disaient-ils. Étais-je ainsi en effet, et suis-je réellement ainsi ? Je ne l’ai jamais su. Ma personnalité ne s’est jamais formulée à mes propres yeux que comme une question d’atavisme un peu fatale et inconsciente. Je tenais du sang paternel la force physique, la confiance dans le danger, l’amour de la lutte ; je tenais de ma mère ou de ses aïeux protestans le sérieux des manières, la réflexion et la rigidité de conscience. Je me suis si rarement trouvé en désaccord avec moi-même que je n’ai eu aucun mérite à bien agir dans les circonstances difficiles.

J’arrivai à l’âge de seize ans sans prendre aucun souci de mon avenir. Évidemment les affaires de mon père prospéraient, car notre aisance augmentait toujours, et j’entendais parler de cinquante mille francs de dot pour ma sœur et d’autant pour moi dans un avenir plus ou moins rapproché. On parlait aussi de m’envoyer étudier la médecine à Montpellier quand j’aurais fini mon temps au collége. Ma sœur, qui travaillait avec persévérance et qui était très pieuse, avait l’idée de se consacrer à l’éducation des filles, et songeait à prendre ses degrés en attendant son diplôme. Elle ne voulait point entendre parler de mariage, disant qu’elle ne comptait point en courir les risques. Mon père traitait cette idée de fantaisie d’enfant, ma mère la combattait avec douceur, mais avec une certaine tristesse qui m’intriguait.

J’eus le mot de l’énigme qui nous enveloppait l’année 1838, pendant notre station annuelle dans la montagne.

J’étais parti le matin pour une de mes grandes excursions et ne devais revenir que le lendemain soir ; mais, les brouillards ayant envahi la région que je devais explorer avec quelques camarades, nous