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elle aussi, croyait au fond la guerre inévitable, et elle ne s’y préparait pas ou elle s’y préparait mal, avec le décousu d’une politique livrée à toutes les contradictions. Elle vivait de la superstition de son vieux prestige, d’illusions sur ses propres forces aussi bien que sur les forces des adversaires qu’elle pouvait avoir à combattre, et tandis que, justement en 1870, la Prusse touchait au plus haut degré de puissance militaire, la France en était pour plusieurs années encore à se débattre dans cette transition dont le maréchal Niel avait signalé les difficultés. Si on l’oubliait à Paris, on le savait à Berlin, et ceci était pour sûr un élément d’une redoutable gravité dans la question des rapports entre la France et l’Allemagne. Le gouvernement avait certes la première et la plus grande part dans cette situation, qui était son œuvre, et, il faut bien le dire, l’opposition elle-même, le corps législatif presque tout entier, n’avaient pas un sentiment plus exact, plus élevé de la crise où la France se trouvait engagée. C’était l’opposition qui choisissait ce moment pour demander l’abolition des armées permanentes, l’armement de la nation pour toute défense. C’était M. Jules Simon qui entreprenait de démontrer qu’il fallait détruire l’esprit militaire pour avoir de meilleures armées. C’était un homme, orateur de l’opposition en 1868, garde des sceaux en 1870, M. Émile Ollivier, qui avait montré la sûreté de son jugement et de ses connaissances en combattant la réorganisation militaire, en s’efforçant de prouver qu’il n’y avait rien à craindre, que l’armée prussienne était « une armée essentiellement défensive, » qu’elle ne supporterait pas une longue campagne.

Seul M. Thiers ne se méprenait pas au milieu de ces confusions où la clairvoyance patriotique semblait s’obscurcir. Le 3 mai 1866, il avait d’avance dévoilé les conséquences de la guerre qui se préparait. Après l’événement, il avait prononcé ce mot profond, qu’il n’y avait plus « une seule faute à commettre, » ce qui ne voulait point dire assurément qu’on ne pouvait pas commettre cette faute, mais que, si on la commettait, elle pouvait être cette fois irréparable. Le 30 juin 1870, à cette extrémité, M. Thiers se levait encore pour défendre l’intégrité de l’armée contre l’opposition, presque contre le gouvernement lui-même qui, pour se donner un petit relief pacifique, consentait à une réduction de contingent. M. Thiers montrait d’une façon saisissante la nécessité de fortes conditions militaires pour la France dans l’état de l’Europe, le danger de ne rien prévoir d’avance, de se laisser surprendre avec des effectifs de moins de 1 500 hommes par régiment, comme ceux qu’on avait en ce moment même, et il laissait échapper ces prophétiques paroles, dont on ne croyait point certes alors voir une application si pro-