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peut-être qu’un luxe, et de ne point les rencontrer le jour où elles seraient le plus nécessaires. Ce que la diplomatie n’avait pas fait, il fallait que l’armée française fût en mesure de le faire par elle-même. « C’était une question militaire, » a dit M. le duc de Gramont, qui ne s’est jamais moins trompé.

Être prêts ou n’être pas prêts, c’était là en effet tout le problème, et ici M. le duc de Gramont s’effaçait devant M. le maréchal Lebœuf, qui déclarait à son tour que rien ne manquait, qu’on était « absolument prêt. » Seulement il est clair qu’on allait à une étrange et redoutable crise, si M. le maréchal Lebœuf était aussi bien préparé que le ministre des affaires étrangères. Au moment d’aborder cette guerre moralement déclarée à Paris le 15 juillet, officiellement signifiée à Berlin le 19, on semblait oublier cette scène du corps législatif où, quinze jours auparavant, M. Thiers avait dit devant le gouvernement, qui confirmait aussitôt cette parole : « Vous êtes sur le plus modeste pied de paix, vos régimens n’ont pas 1 500 hommes. » Pour transformer cette armée de paix en armée de combat contre une puissance dont on ne pouvait ignorer les ressources, était-ce assez de quelques jours désormais comptés ? Suffisait-il de précipiter des régimens vers la frontière, d’appeler en toute hâte des réserves sans instruction, d’improviser des états-majors ? C’était là le premier acte réellement militaire d’une lutte qui commençait au milieu d’une fiévreuse agitation. Paris alors offrait le spectacle d’une ville livrée aux émotions les plus violentes, aux illusions les plus frivoles, d’une ville où l’on semblait préluder aux grandes hécatombes par les chants, par les manifestations d’une ardeur souvent factice, par la jactance, par les cris : à Berlin ! par les cortèges de soldats quelquefois désordonnés s’écoulant comme un torrent vers les chemins de fer. On allait peu sérieusement à la plus sérieuse, à la plus dangereuse épreuve.

Au fond cependant, ceux qui avaient engagé légèrement, imprudemment, cette terrible partie commençaient à subir l’anxiété de cette situation qu’ils avaient créée. L’empereur lui-même, affaissé d’esprit et de volonté, semblait être entraîné au combat par une fatalité à laquelle il s’abandonnait en lui livrant la fortune de la France. Son langage ne laissait pas d’avoir une gravité triste. « La guerre qui commence, disait-il, sera longue et pénible. » C’est que déjà, à travers les fumées de la fièvre belliqueuse, on entrevoyait la réalité inexorable, l’inégalité des forces, l’insuffisance des moyens militaires, se traduisant en faits précis, palpables, dans l’organisation d’une guerre qu’on avait précipitée sans se demander si on était mieux en mesure de la soutenir par les armes que par la diplomatie.


Ch. de Mazade.