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l’apparence d’un propriétaire aisé répondre aux questions qu’on lui adressait en montrant 24 dollars contenus dans son porte-monnaie. Il lui remontra qu’il s’agissait uniquement de prouver aux Américains que l’émigrant d’Allemagne n’était point un mendiant : l’homme aussitôt tira son portefeuille, où il y avait une lettre de change de 2 700 dollars ; chacun des trois grands garçons qu’il amenait avec lui en cachait autant dans sa poche. Assurément on ne trouverait point parmi ces exilés volontaires beaucoup d’aussi riches familles, mais il en est très peu qui arrivent dénuées de ressources, et l’on peut sans exagération évaluer à 150 thalers l’apport de chaque personne. Les calculs des Américains concordent sur ce point avec ceux des Allemands. Or il est arrivé aux États-Unis depuis 1819 environ 2 500 000 Allemands ; il est donc sorti d’Allemagne pendant cette période plus de 375 millions de thalers, c’est-à-dire 1 milliard 400 millions de francs.

Si élevé que soit ce chiffre, la perte de travail causée par l’émigration en représente un bien plus considérable. Ceux qui s’expatrient sont pour la plupart de bons ouvriers : à peine 2 pour 100 d’entre eux sont des non-valeurs, c’est-à-dire des incapables ou des aventuriers. Ils sont solides, autrement l’Amérique ne les recevrait pas, car une loi interdit le débarquement d’un émigré boiteux, aveugle, sourd ou vieux. Les trois quarts sont dans l’âge que les économistes appellent productif, qui commence à quinze ans et finit à soixante, et dans cette catégorie la proportion des hommes entre quinze et trente ans est des deux tiers : or en Allemagne, sur l’ensemble de la population, les individus de quinze à soixante ans forment seulement les trois cinquièmes, et il s’en faut de beaucoup que la moitié d’entre eux ait entre quinze et trente ans. Enfin si parmi les enfans emmenés par les émigrés les garçons et les filles sont en nombre à peu près égal, au-dessus de la vingt-cinquième année le sexe masculin est deux fois plus nombreux que l’autre. « L’expérience démontre, dit M. Kapp, que ce sont surtout les hommes forts, entreprenans, résolus qui émigrent. »

Les Allemands ne font point de gaîté de cœur un tel présent à l’Amérique ; il y a dans le soin qu’ils mettent à en calculer la valeur pécuniaire une sorte d’amertume. Ils estiment que l’éducation d’un adulte arrivé à l’âge de quinze ans a coûté 750 thalers, ce qui représente le double aux États-Unis, où l’argent a moitié moins de valeur qu’en Allemagne. Un homme fait apporte donc un capital de 1 500 thalers ; mais il faut tenir compte des enfans et des femmes, et les statisticiens allemands veulent bien s’arrêter au chiffre moyen de 500 thalers par tête. Ajoutez cette somme aux 150 thalers apportés argent comptant, et multipliez par 2 500 000, vous arrivez au chiffre de 1 625 millions de thalers, c’est-à-dire