Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
16
REVUE DES DEUX MONDES.

Alors se passa un fait étrange et dont je ne devais avoir l’explication que bien longtemps plus tard. Ma sœur irritée se leva et me répondit : — Tais-toi ! tu ne sais pas de quoi tu parles, tu es un ignorant, un aveugle et un sourd ; tu ne sais rien au monde, puisque tu t’imagines que je suis la fille de ta mère !

— Que veux-tu dire ? m’écriai-je stupéfait. Est-ce ta religion fanatique qui t’apprend à renier les tiens ?

— Non, non, répondit-elle, je ne renie pas mon père, et je l’aime parce qu’il est mon père. J’aime aussi maman parce qu’elle est bonne, parce qu’elle ne me détourne pas de ma religion, parce qu’elle est aussi tendre pour moi que si je lui appartenais ; mais je n’ai pas à lui sacrifier le repos de ma conscience et l’espoir de mon salut éternel : elle n’est pas ma mère !

— Mais ce que tu dis là est impossible,… c’est extravagant, c’est inoui !

— Ce qui est inoui, c’est que tu ne le saches pas.

— Il faut que ce soit un grand secret, puisqu’on l’a si bien caché ! Comment donc le saurais-tu, toi, si cela était ?

— Il n’y a pas longtemps que je le sais.

— Comment ? voyons ! explique-toi.

— J’ai entendu mon père et maman qui disaient : « Sa mère est morte en lui donnant la vie. — Elle tient de sa mère une santé délicate. — Si elle ne veut pas se marier, eh bien ! il faudra la laisser libre. »

— Tu as rêvé cela.

— Non, non, je ne l’ai pas rêvé, cela est.

On nous appela pour souper, et, en voyant avec quelle tendresse soutenue et sans efforts ma mère traitait Jeanne, je crus avoir rêvé moi-même. J’étais bien plus surpris qu’elle, car, si elle disait vrai, il y avait là des circonstances extraordinaires qui ne la frappaient pas comme moi. Chaste enfant, elle ne se disait pas que, mon père étant marié lors de sa naissance, elle ne pouvait être qu’une bâtarde, un enfant sans nom et sans famille avouable. Mon père était donc coupable d’infidélité, et ma mère était donc d’une générosité sublime ?

Je fis d’inutiles efforts pour me rappeler les circonstances de la naissance de Jeanne. J’étais si préoccupé que je ne pus m’empêcher de demander à ma mère si Jeanne était née à Pau.

— Non, répondit-elle, elle est née à Bordeaux.

— Est-ce que j’y étais dans ce temps-là, moi ?

— Tu y étais, tu ne peux t’en souvenir ; mais je crois qu’il est temps de se coucher.

Elle avait l’habitude de couper court à toutes les questions. Je retombai dans la nuit. Mon enfance avait donc été environnée de