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avait sur cette adresse : À don Antonio Perez, à Panticosa, en Navarre. J’eus la soudaine malice de relire tout haut, afin d’attirer l’attention de ma mère, qui était occupée au bout de la cuisine. Elle tourna la tête, et dit à mon père : — Il demeure donc là, ce Perez ?

— Oui, répondit mon père, c’est son pays, il y est à présent avec la petite. — Puis il s’approcha d’elle et lui dit quelques mots tout bas. Elle ne répondit qu’en levant les épaules et secouant la tête avec une expression de refus bien accusée.

Je portai la lettre à la poste, mais, au moment de la mettre dans la boîte, je la retins dans ma main et la glissai dans ma poche. En partant sur-le-champ, je pouvais la remettre moi-même à Antonio Perez aussi vite, plus vite peut-être que le courrier.

J’étais trop ému de ma soudaine résolution pour rentrer chez moi, je me serais trahi. Je pris tout de suite à travers la montagne, et gagnai une cabane dont le berger était mon ami. Je le priai de courir chez nous aussitôt que le soleil baisserait, et d’annoncer que je ne rentrerais pas le soir, des chasseurs m’ayant fait dire qu’ils m’attendaient dans le val d’Ossoue. Je pris là un peu de pain et de lait, et suivis la direction d’Ossoue pendant quelque temps ; mais, dès que le berger m’eut perdu de vue, je m’enfonçai dans une gorge latérale, résolu à gagner à vol d’oiseau la frontière.

Il fallait la grande connaissance que j’avais des localités et l’habitude de franchir les passages les plus périlleux pour traverser ainsi tous les obstacles. C’était mon goût. J’avais mainte fois passé dans des endroits où personne n’avait encore songé à pénétrer. J’arrivai à la frontière à la nuit. Je descendis au premier gîte espagnol, une pauvre cabane où je dormis jusqu’à la première aube. De ce côté-là, je ne connaissais plus le pays, mais je parlais facilement le patois semi-espagnol de cette région, et à travers de nouveaux défilés de montagnes, non moins âpres que ceux du versant français, j’arrivai à Fanticosa vers le milieu du jour.

C’était alors un village de cabanes misérables et dégradées, abrité par des noyers magnifiques. Cette pauvreté d’aspect me donna du courage. On se présente avec plus d’aplomb dans une chaumière que dans un palais. Je demandai la maison d’Antonio Perez, on me montra au revers de la colline une petite construction en bon état, la seule du village, et j’y fus rendu en un instant.

Je trouvai le patron à table, servi par une très belle fille qui ne pouvait être que la sienne, et je faillis m’évanouir ; mais le regard attentif et méfiant d’Antonio me donna la force de lutter contre l’émotion. Je présentai ma lettre, Antonio l’ouvrit et la lut comme un homme qui déchiffre péniblement l’écriture. La belle fille qui le servait me contemplait avec tant de sang-froid et de hardiesse que