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Mme Brudnel, Héléna, comme l’appelait son mari, que sur le bateau à vapeur, où elle se rendit un peu d’avance avec sa femme de chambre pour s’installer dans sa cabine. Elle traînait avec elle un bagage énorme dont l’embarras ne causait jamais la moindre humeur à son mari. Il y avait en outre deux petits chiens, une perruche et un petit singe dont il lui fallait s’occuper autant que si c’eussent été des enfans, bien qu’un jeune nègre en eût la gouverne spéciale. Un vieux valet de chambre anglais, flegmatique, ponctuel et silencieux, complétait notre smala.

Au moment où nous allions monter à bord, sir Richard et moi, nous vîmes en haut de l’escalier Mme Hélène qui nous attendait. Elle avait ôté son chapeau, un voile de dentelle noire flottait sur ses cheveux bruns. La fumée du steamer se rabattit sur elle. Je crus avoir la vision de Manoela Ferez telle que je l’avais aperçue partant pour l’Espagne, et je m’imaginai que la ressemblance devait être frappante. Cependant l’accent de la Parisienne dissipa encore l’illusion. — Vous avez bien tardé, nous dit-elle, j’ai vraiment eu peur que le steamer ne partît sans vous.

— Il ne m’est jamais arrivé de manquer un départ, répondit sir Brudnel, surtout dans certaines circonstances.

— Quand je suis du voyage, n’est-ce pas ? Si nous fussions partis, vous eussiez fait quelque miracle pour nous rejoindre, je parie !

— Peut-être, répondit-il avec un sourire un peu contraint.

— Venez voir ma jolie cabine ! lui dit-elle en prenant son bras, et il se laissa emmener.

Il l’aimait tendrement à coup sûr, mais il avait la pudeur anglaise portée au plus haut point, et il était facile de voir que tout ce qui ressemblait à la familiarité, même avec sa propre femme, le faisait souffrir hors du tête-à-tête. Ceci m’expliqua le soin avec lequel il la tenait cachée ; elle vivait sur le navire comme elle m’avait paru vivre à Luz et à Perpignan, c’est-à-dire comme une femme turque toujours cloîtrée dans son gynécée. Elle semblait se plaire dans cet isolement, car elle n’essayait pas d’en sortir sans sa permission et ne faisait point un pas sans lui. Il la promenait de temps en temps sur le tillac, elle était alors soigneusement voilée.

Je la vis encore moins à Marseille, où nous prîmes un jour de repos. Au Lac-Majeur, nous fûmes vite installés dans une très belle villa où déjà ils avaient passé l’automne précédent, et où j’eus une chambre charmante avec un beau cabinet de travail. De mon appartement, je n’apercevais rien de ce qui se passait dans le sien ; une tendine de soie fermait son balcon, et celui de sir Richard était entre nous. Seulement j’étais étonné du bruit qui se faisait chez la recluse ; c’étaient tantôt des éclats de rire avec la femme de chambre espagnole, tantôt un interminable babillage, ou des exclamations