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diais et lui apprenais à s’étudier lui-même. Il m’accompagna bientôt dans mes promenades, et, comme il se souvenait d’avoir été robuste et infatigable, j’étais forcé de l’arrêter quand il s’emportait. Il aimait à faire des armes, et me pria d’en faire avec lui. Il était de première force, mais je n’étais pas maladroit, et il se passionnait à cet exercice. J’usais de mon autorité pour le contenir. Je voyais bien que, pour obtenir un bon effet du mouvement que je lui permettais, il fallait une prudence méticuleuse.

J’eus toute la révélation de son caractère dans cette lutte amicale de tous les jours. Sous son air doux et poli, c’était une nature ardente, insatiable dans l’expansion. Il avait été longtemps plus jeune d’au moins vingt ans que son âge. Atteint depuis peu d’années, il n’en prenait pas son parti ; il était incapable de la résignation qu’il se piquait d’avoir au besoin. Infirme et brisé, il eût su se taire et sourire ; il se fût consumé rapidement dans un muet désespoir. Je vis que sa femme l’avait mieux jugé que je ne pensais, et, prenant à cœur la mission que j’avais acceptée, je mis toute ma volonté, toute ma contention d’esprit à le guérir. Je savais bien que son mal était jugé incurable en théorie ; mais j’avais vu un exemple de guérison, et je croyais, je crois encore qu’on peut guérir de tout, tant qu’il y a un peu d’huile dans la lampe.

Son aimable caractère, son généreux esprit aidant, je m’attachai à mon malade comme un artiste à son œuvre. Il le sentit ; il vit que j’étais un cœur dévoué et me prit en sérieuse amitié. Très discret d’abord et me laissant beaucoup seul dans la crainte de m’accaparer trop à son profit, il se livra davantage quand il reconnut que sa société m’était infiniment agréable. Il avait des connaissances, une instruction littéraire étendue, du goût pour les arts. Il avait beaucoup vu, ayant fait de grands voyages. Il avait aussi beaucoup lu et possédait une belle mémoire. Sa conversation était pleine de charme et d’intérêt ; il racontait à merveille. Nous devînmes peu à peu inséparables aux heures qu’il ne consacrait pas à son ménage oriental. Il prenait intérêt à mes études personnelles et redevenait jeune dans nos récréations. Le soir, il m’apprenait les échecs ; le matin, je lui apprenais l’anatomie. Dans la journée, nous étudiions ensemble l’histoire naturelle, cette chose inépuisable où l’on découvre toujours, et puis aux repas nous devenions littéraires ; il était helléniste et connaissait à fond ses classiques.

Nous nous quittions régulièrement à neuf heures du soir jusqu’au lendemain à dix heures. À trois heures, il allait chez lui ou chez sa femme jusqu’au dîner. Le dimanche, j’étais invité par elle, et elle dînait avec nous, parlait fort peu, se montrait bonne, gracieuse, insignifiante, et disparaissait après le café. Telle fut notre vie durant les premières semaines ; mais nos rapports jusque-là si bien réglés