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mon médecin. Au commencement, il ne faisait aucun cas de vous ; à présent il vous juge mieux et vous apprécie. Si, dans un temps donné, ayant tout à fait renoncé à moi, vous sentiez quelque goût pour lui, il ne faudrait pas me le cacher, je serais heureux…

« — Non, non, m’écriai-je ; il me déplaît, tous les hommes me déplaisent. Prenez-moi pour votre fille et traitez-moi aussi sévèrement, aussi froidement que vous voudrez ; je serai heureuse, je vous bénirai de ne pas trop m’éloigner de vous.

« Il céda tout en se réservant sa liberté, mais je sus bientôt qu’il n’en usait pas. Il avait laissé partir la cantatrice, pour laquelle il n’avait aucun attachement sérieux. Il vivait très retiré, préoccupé de sa santé qui n’était pas bien bonne à ce moment-là, et se livrant chez lui à un travail historique sur Venise. Peu à peu il me permit de dîner avec lui et de passer la soirée, environ deux heures, chez lui, avec le médecin ou quelques amis intimes auxquels il me présenta comme sa fille adoptive. Ils étaient tous d’un certain âge, mariés ou voués comme lui au célibat pour des raisons que j’ignore. M. Breton ne me dit jamais un seul mot qui pût me faire penser qu’il songeait à moi. Sir Richard ne se préoccupait donc plus de l’idée de me marier. Insensiblement il me sembla voir qu’il s’attachait à moi et que ma société lui était nécessaire à certaines heures. Il vint dans mon appartement, et Dolorès oublia plusieurs fois de s’y trouver. Il ne s’en aperçut pas ou ne voulut pas s’en apercevoir, et une douce intimité s’établit enfin entre nous. Il ne craignit plus d’être seul avec moi, je l’avais apprivoisé par ma chaste confiance. L’année suivante, il me conduisit en Angleterre, où il reprit la vie du grand monde, et me donna un logement dans un autre quartier que celui de son hôtel. Tous les jours, il venait passer deux heures avec moi. Il n’était pas jaloux, et pourtant il me faisait surveiller par John, son valet de chambre, qu’il avait mis à mes ordres.

« Il put s’assurer de l’austérité de ma retraite et de l’innocence de mes occupations. Plusieurs fois il crut devoir me dire encore qu’il y avait peu d’apparence que nous fussions mariés, que sa sœur se portait mieux que lui, qu’il me garantissait ma liberté, et que, si je voulais en user, je n’avais qu’un mot à dire pour qu’il ne vînt plus me voir. Ma dot était toujours prête, car il avait assuré mon sort, quelque chose qui arrivât. Je lui répondis toujours que je ne voulais ni dot, ni mari, ni liberté, que je ne m’occupais point de l’avenir, que je serais toujours heureuse, pourvu que je le visse tous les jours, ne fût-ce qu’un instant.

« Mon désintéressement et mon attachement l’attendrissaient. Il baisait mes mains souvent, mon front quelquefois ; il m’appelait sa bonne fille, son enfant. Jamais, devant Dieu, je le jure, il n’a été plus loin avec moi. Il avait encore des affaires de cœur dans son