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nuit sans sommeil ; mais il leur fallait endurer ce supplice sans donner signe d’impatience, car leur maîtresse les eût fait battre impitoyablement ; plusieurs sont mortes des mauvais traitemens qu’elles avaient reçus. Lasse à mon tour de scènes de débauche et d’égoïsme aussi révoltantes, je demandai vers minuit la permission de me retirer. La personne qui était venue me chercher à Jérusalem me reconduisit à mes appartemens. Par politesse, je la retins quelques instans auprès de moi. Elle me parla de Nazly : « Vous avez vu notre maîtresse ; elle passe toutes les nuits comme elle a commencé celle-ci. Elle se lève à midi ; dans la journée, elle fait des visites, des promenades en voiture, elle boit, elle s’amuse. Autrefois, bien que les dames égyptiennes soient beaucoup moins libres que les turques, elle trouvait, grâce aux absences fréquentes de son mari, le moyen d’introduire impunément ses amans dans le harem. D’ordinaire elle s’assurait de leur silence en les faisant mettre à mort ; mais, ces meurtres s’étant ébruités, elle a renoncé à un passe-temps périlleux. Nous sommes toutes très malheureuses sous sa loi ; elle est aussi capricieuse que cruelle. Feu son mari ayant dit une fois à l’esclave qui lui versait de l’eau : « Assez, mon agneau ! » ce seul mot répété à la princesse la mit hors d’elle. La pauvre fille fut égorgée par son ordre, puis sa tête bourrée de riz et cuite au four fut placée sur un plat, et, quand le defterdar revint dîner, on lui servit cet étrange régal. — Prenez donc un morceau de votre agneau, lui dit sa femme. — Là-dessus il jeta sa serviette, s’en alla, ne reparut pas de longtemps, et depuis n’eut plus aucune affection pour elle. S’ils ne se séparèrent pas, c’est que le mari tenait à garder ses richesses et à rester le gendre de Méhémet-Ali. Cette jalousie de la princesse s’étend sur les esclaves objets de son caprice ; au moindre soupçon d’infidélité, elle les fait mourir sous le fouet… »

« Il était environ dix heures du matin, je n’étais pas levée, quand la princesse entra dans ma chambre accompagnée de deux esclaves — Quoi ! s’écria-t-elle, encore au lit, ma chère ! — Elle m’embrassa avec mille complimens, puis sortit en m’avertissant qu’elle allait m’attendre.

« Ma toilette faite, je trouvai la princesse occupée à examiner des dessins de bijoux. — Venez, dit-elle, me donner votre avis. — Quand nous eûmes choisi ensemble, elle se fit apporter deux cassettes longues chacune de plus de trois pieds, larges et profondes en proportion. — Maintenant, dit-elle, choisissons les pierres. — Ces coffres étaient remplis de diamans, d’émeraudes et d’autres gemmes d’une valeur incalculable. Elle allait les refermer, lorsque tout à coup : — Je veux, dit-elle, vous faire un petit présent. Voici deux diamans qu’il faut monter en bagues, l’une pour vous, l’autre