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sans mélange. Mon père, trop souvent absent, lui laissait toute la responsabilité du ménage et de la famille. Il suivait avec obstination une carrière qu’elle n’approuvait pas ; elle craignait toujours quelque scandale amené tout d’un coup par la découverte de son secret. Elle aimait Jeanne encore plus peut-être qu’elle ne m’aimait, et je trouvais cela naturel, Jeanne ayant plus que moi besoin de sollicitude, de soin et de direction ; elle acceptait ses bizarreries avec une indulgence à toute épreuve : fallait-il lui dire que je croyais Jeanne un peu folle ? D’ailleurs Jeanne était dans l’âge où les jeunes filles sont souvent ainsi ; c’est une crise de développement intellectuel et physique qui s’apaise quand l’essor est pris. Je m’imaginai que la vie de couvent avait surexcité son imagination ; j’espérai qu’elle se calmerait auprès de ma mère, si sage et si patiente.

En effet, quand je la revis au bout de ma première année de médecine, je la trouvai très changée ; elle avait encore embelli. Sa santé délicate s’était raffermie ; elle travaillait sérieusement à devenir une personne instruite. Un talent qui avait germé sourdement en elle s’était révélé tout à coup, elle était musicienne et jouait du piano d’une façon exquise. J’adorais la musique, je la sentais vivement. Je jouais un peu du violon, je pris un plaisir extrême à entendre ma sœur, et je lui promis de travailler désormais dans ce sens afin de pouvoir jouer des duos avec elle.

Nous vivions très agréablement, ce qui ne nous empêcha pas d’aller avec joie reprendre notre état d’aubergistes sur la croupe du mont Bergonz. Ma mère tenait beaucoup à faire prospérer cet établissement ; elle espérait, je crois, que mon père se retirerait de son industrie occulte et que nous serions assez riches avec le produit annuel de cette auberge, ou de quelque autre plus importante du même genre que l’on pourrait créer.

Mais au bout de la saison elle reconnut que ce n’était point là une position convenable pour Jeanne. Jeanne était devenue trop grande et trop charmante ; elle était trop remarquée. On ne venait plus chez nous pour l’ascension du pic de Bergonz ; ce n’était qu’un prétexte pour voir Mlle Bielsa et tâcher de causer avec elle. On ne pensait pas que la fille d’un aubergiste, si bien élevée et si distinguée qu’elle fût, pût résister à des offres brillantes. Nous ne faisions qu’intercepter et brûler les lettres d’amour qu’on lui adressait. Maman déclara qu’elle ne viendrait plus à Luz, et mon père loua la maison pour trois ans.

Jeanne fut contente de cette décision. Bien qu’elle eût toujours accepté cette occupation sans paraître la trouver au-dessous d’elle, elle commençait à souffrir des regards qui la poursuivaient et de sa passion pour la musique, qu’elle ne pouvait plus satisfaire à la campagne. Quant à moi, qui étais toujours libre de reprendre seul aux