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l’avait jadis à peine effleurée, ne fut pas chez elle comme en Allemagne naturalisée par une seconde éducation. Liée à Byzance par la religion et le voisinage, la Russie reçut peut-être un plus grand nombre d’émigrans grecs que l’Italie et l’Occident. Après la chute de Constantinople et le mariage d’Ivan III avec l’héritière des derniers empereurs, les Grecs affluèrent à Moscou. Ils y apportèrent l’étiquette byzantine et des traités de dévotion ; ils n’avaient pas là, comme en Occident, les lettres et le génie classiques à ranimer sous les cendres de l’antiquité. La Russie avec les Grecs eut beau faire venir quelques artistes italiens, quelques techniciens allemands ; elle n’eut ni l’art, ni la littérature de l’Europe, ni l’imprimerie, qui multipliait la pensée, ni les découvertes géographiques, qui, avec la conception du monde, élargissaient l’esprit moderne.

En sortant de l’invasion tatare, la Moscovie s’était réveillée en plein moyen âge : encore sans les croisades et la chevalerie, sans les scolastiques et les légistes, n’avait-elle eu qu’un moyen âge tronqué. Sans la réforme, sans la renaissance, sans la révolution, son histoire moderne a encore été plus incomplète. Des grands faits comme des grandes époques de l’Europe du XIIe au xviiie siècle, elle n’a ressenti qu’un lointain contre-coup. Que ssrait un peuple de l’Occident auquel tout cela aurait manqué, et par où combler de tels vides ? Privée de tout ce qui remplit celle des nations occidentales, l’histoire de la Russie apparaît pauvre, terne et vide comme ses campagnes du nord : aussi émouvante et dramatique qu’aucune, elle ressemble à ces romans ou à ces pièces de théâtre dont tout l’intérêt est dans l’intrigue et les péripéties des faits. Nul peuple n’a reçu des siècles une éducation aussi incomplète et en même temps aussi douloureuse, il lui a été refusé de regagner en originalité ce qui lui a manqué en variété. La Russie a eu assez de voisins et de rapports avec eux pour toujours rester dans l’imitation. Elle a passé successivement sous le joug moral du Grec et du Tatar, du Lithuanien et du Polonais, pour finir par celui de l’Allemand et du Français. Toujours dans une sorte de vasselage intellectuel, copiant les usages, les idées, les modes de l’étranger, elle est demeurée presque également impuissante à acclimater chez elle les institutions d’autrui et à s’en donner de nationales. Au xviie siècle, la Russie n’avait encore qu’une constitution élémentaire ; elle ne possédait que deux institutions, l’une à la base, l’autre au sommet de l’état, et toutes deux peu favorables au développement de l’individualité : la commune solidaire et l’autocratie, entre lesquelles s’était introduit le servage. L’oppression tatare et la lutte contre la Pologne avaient absorbé toutes ses forces. À ceux qui lui demandaient ce qu’il avait fait pendant la terreur, l’abbé Sieyès répondait : « J’ai vécu. » À semblable question sur son inertie séculaire, la Rus-