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Ces engagés plus ou moins volontaires, ainsi vendus temporairement à l’arrivée des navires d’Europe, eurent quelquefois une singulière destinée. Vers le milieu du siècle dernier, une pauvre orpheline allemande, Catherine Weissenberg, était débarquée à New-York et fut vendue comme servante à deux frères, Alexandre et Herman Philipps, ses compatriotes, fermiers dans la vallée de Mohawk. Catherine devint bientôt la belle de l’endroit ; elle eut plus d’un soupirant, mais pas un n’était assez riche pour l’acheter. Sur ces entrefaites, sir William Johnson, agent du gouvernement auprès des Indiens et l’un des hommes les plus éminens de la colonie, vint à passer. Il vit Catherine et résolut de l’épouser. Comme dans toutes les colonies naissantes, les femmes étaient en grande minorité à New-York, et l’on n’avait pas le choix. Sir William offrit à l’un des frères Philipps 5 livres sterling (125 francs) pour sa servante, en lui disant qu’il aurait affaire à lui, s’il n’acceptait pas de bon cœur. Devant les menaces d’un amoureux si résolu, le fermier céda et vendit Catherine à Johnson, qui sur-le-champ en fit sa femme. Le marché fut, dit-on, excellent pour toutes les parties, et, chose rare, ni le vendeur, ni l’acheteur, ni l’épousée ne s’en plaignirent.

Le sort des engagés dépendait évidemment du caractère du maître qui les avait pris. Si les uns n’étaient pas trop malheureux, les autres étaient souvent plus maltraités que des bêtes de somme. Plusieurs essayaient d’oublier leur infortune dans la boisson, d’autres recouraient au suicide. Ceux qui s’enfuyaient et qui étaient repris devaient servir une semaine de plus pour chaque jour d’absence, un mois pour chaque semaine, six mois pour chaque mois. Cette triste coutume de vendre les passagers pour leur faire solder le prix de leur voyage dura jusqu’en 1818, époque où la dernière vente eut lieu dans le port de Philadelphie. L’année d’avant, une de ces ventes s’était aussi effectuée dans l’état voisin, le Delaware, état à esclaves, et avait provoqué de violentes clameurs à la suite de faits honteux qui l’accompagnèrent. Quand l’émotion publique est excitée aux États-Unis par quelque abus criant, d’imposans meetings ne tardent pas à s’assembler, des pétitions sont adressées aux législatures d’états ou au congrès fédéral, et l’abus disparaît bientôt, moralement devant la réprobation de tous, légalement en vertu d’un décret : c’est ce qui eut lieu en 1819 pour les ventes das passagers de mer.

L’immigration, pour se produire, a besoin à la fois de protection et de liberté : aussi n’estime-t-on pas à plus de 6 000 par an le nombre des colons arrivés aux États-Unis dans la période qui s’étend de 1776 à 1820, et à plus de 250 000 leur nombre total. La révolution américaine et les guerres de Napoléon devaient du reste arrêter le flot des arrivans, qui comptèrent cependant parmi eux