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conduit, s’il eût fait de moi un associé de Perez et l’époux de sa fille ?

Je m’efforçai de penser sans émotion à cette Manoela qui, sans le savoir, avait déjà joué un rôle si marqué et si varié dans ma vie. Je m’applaudissais de ne l’avoir pas vue lors de ma première excursion à Panticosa, et pourtant qui sait si mon amour n’eût pas fait d’elle une honnête femme ? La plupart des gens qui m’avaient parlé d’elle la plaignaient, et ceux qui l’avaient tant soit peu connue semblaient en être restés épris. J’essayais de me la rappeler. Elle m’avait fait l’impression que produirait l’apparition d’un ange. Y avait-il en elle quelque chose de particulièrement séduisant, ou mon imagination avait-elle fait tous les frais de cette séduction ?

IV.

Je retournai à Pau, où je renseignai ma mère sur l’inutile résultat de mon voyage. Elle en prit son parti, disant qu’elle se faisait fort de vivre avec ce que nous avions réalisé et d’empêcher par sa prévoyance et son économie que nous eussions à souffrir de la gêne. — Ne parle pas de moi et ne t’en inquiète pas, lui répondis-je ; je ne te serai à charge que le temps nécessaire pour conduire à bien mes études, qui vont devenir plus sérieuses et plus ardentes qu’auparavant.

Je la quittai pour les reprendre et regagner par de grands efforts le temps que j’avais dû consacrer à nos affaires de famille. Je retrouvai mon cher Vianne, toujours laborieux et sage, parlant toujours de ma sœur comme de son idéal, mais n’y pensant pas à toute heure et ne perdant pas l’esprit comme je l’avais perdu la première année de mon amour pour Manoela. Naturellement, sans lui rien révéler de ce qui concernait mon père, je lui avais raconté cette aventure. Il s’était étonné de me trouver si impressionnable et si romanesque avec mon corps d’athlète et ma figure épanouie. — Je fais une remarque, m’avait-il dit : c’est que, d’après le caractère, la physionomie, les goûts d’un jeune homme, on peut constater la tendance et prédire la marche de son existence, hormis sur un point essentiellement indépendant de tout le reste et très mystérieux, pour ne pas dire illogique, — la nature de sa notion sur l’amour. Je crois savoir, en t’examinant, que tu es actif, plein de courage, que tu es naturellement chaste, très généreux et porté aux dévoûmens chevaleresques. Tout cela ne suffit pas pour que je te déclare à l’abri de quelque énorme sottise tout à fait en désaccord avec tes heureux instincts, parce que j’ignore de quelle façon tu aimeras la femme. Ce que tu me racontes m’étonne et semble ap-