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qui, pris en fabrique, coûte 80 ou 85 francs, ne franchit la barrière qu’après avoir acquitté le droit du trésor, qui est de 199 francs, la taxe d’octroi, qui est de 66 francs 50 cent., plus le double décime et le demi-décime ; il paie au total 328 francs 55 cent. Certes un tel impôt est léonin, et l’on pourrait croire que l’industrie qu’il atteint en reste anéantie à jamais. Erreur ! il faut aller au fond des choses, cela en vaut la peine.

Ce que l’assemblée nationale a surtout visé, c’est l’absinthe. Or voici un calcul puisé aux sources les plus sûres : l’hectolitre d’absinthe acheté en province coûte 105 francs, le transport jusqu’à Paris 5 francs, le droit 328 fr. 55 cent. ; total, 438 fr. 55 cent., ce qui met le litre à 4 fr. 40 cent., chiffre rond entre les mains du marchand en gros, qui le revend 6 francs au marchand en détail. Un litre mesuré à l’éprouvette contient précisément 47 petits verres. Dans les cabarets, le petit verre d’absinthe coûté 4 sous ; dans les cafés élégans du boulevard, 8 sous ; donc le litre est vendu 9 fr. 40 par les uns, 18 fr. 80 par les autres : 50 pour 100 de bénéfice aux premiers, 200 pour 100 aux seconds. Le bourgeois gentilhomme méprisait le commerce, il avait tort. Il y a aujourd’hui à Paris vingt-cinq mille établissemens où l’on débite de l’absinthe ; on y boit au moins un demi-litre par jour, 4 575 000 litres dans l’année. Produit financier, un gain scandaleux pour les cabaretiers, cafetiers et autres industriels ; — produit moral, abrutissement, violence, folie pour la population[1].

Le résultat de la surtaxe sur les alcools s’est immédiatement fait sentir : l’apport a diminué dans des proportions extraordinaires ; en 1871, 168 587 hectolitres entrent à Paris, qui n’en reçoit que 60 148 en 1872. Toutefois une sorte de compensation, — très faible à la vérité, — s’établit instantanément, et dénonce la fraude : 6 714 hectolitres d’alcool dénaturé de première classe sont inscrits en 1872, et les relevés d’octroi n’en accusent que 1 525 en 1871. Or l’alcool dénaturé, c’est-à-dire l’alcool qui contient trois ou quatre dixièmes d’huile essentielle, térébenthine, vernis, méthylène (esprit de bois), n’est frappé que d’un droit de 7 francs par hectolitre, car

  1. Je ne parle ici que de l’absinthe venue de province ; pour éviter de payer les droits, on la fabrique aujourd’hui à Paris en quantité considérable ; l’hectolitre n’en revient, — toutes taxes acquittées, — qu’à 291 francs, soit 2 fr. 91 cent. le litre ; dans ce cas, qui est presque général, le bénéfice du débitant dépasse toute mesure. L’action directe de l’absinthe sur le système cérébro-spinal est aujourd’hui démontrée. Les belles expériences que M. Magnan, médecin à l’asile Sainte-Anne, a faites en présence de M. Claude Bernard semblent concluantes. L’alcool injecté dans un chien donne à celui-ci un accès de stupeur et une ivresse caractérisée qui n’a qu’une durée relative ; l’essence aqueuse d’absinthe, administrée de la même façon, produit chez l’animal des convulsions graves et amène des attaques d’épilepsie spontanée.