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s’accomplir. Le voyage se poursuivit avec une extrême célérité : l’impatience de l’impératrice était au moins égale à celle des voyageuses. On mit seize chevaux au traîneau, on faisait jusqu’à dix lieues d’Allemagne en trois heures.

Enfin elles arrivèrent. L’impératrice assista invisible d’une de ses fenêtres à leur descente de traîneau. La première visite qu’elles reçurent fut celle du grand-duc. Au moment où Jeanne-Élisabeth passait « dans sa chambre de lit pour jeter ses coiffes, » Pierre de Holstein entra subitement. On s’embrassa avec la tendresse de parens qui ne se sont pas vus depuis longtemps. Pierre se montra plus courtois et même plus spirituel qu’on n’eût pu s’y attendre. « Il se serait volontiers attelé à leur traîneau, dit-il, pour en accélérer la course. » Autre visite : cette fois c’était ses gants que la princesse d’Anhalt était en train d’ôter ; l’impératrice entre. Elle m’embrassa, je puis le dire, avec tendresse, » ainsi que la fiancée. « Je remarquai, continue la narratrice, que pendant la conversation sa majesté fit une petite absence… J’ai su depuis que, m’ayant bien envisagée, elle m’avait trouvé une si grande ressemblance à feu mon frère qu’elle n’avait pu retenir ses larmes, et que c’est pourquoi elle s’était retirée. » Il s’agit de ce prince de Holstein qui avait été le fiancé d’Élisabeth et qu’une mort prématurée vint lui ravir. Les mauvaises langues du temps prétendirent que la fille de Pierre le Grand avait même anticipé avec lui sur les droits qu’aurait pu consacrer le mariage. « Nous sommes logées en reines, ma fille et moi, continue la princesse. Tout est galonné, chamarré, magnifique. Quand nous sortons, c’est un train admirable. Ce qui sert à le rendre brillant, c’est la mode qui règne ici, que toute la livrée est à cheval. Est-ce en traîneau, les chambellans montent derrière dessus et tiennent les bouts de la couverture qui nous passe sur les genoux et nous couvre les pieds, » L’empressement que leur témoignait toute la cour n’était pas sans mélange de curiosité, et la curiosité n’est pas toujours bienveillante. « La manière dont on regardait les Allemandes de la tête aux pieds, nous dit Jeanne-Élisabeth, est une chose inconcevable. »

II.

Sophie d’Anhalt, lors de son arrivée à la cour de Russie, touchait à son quinzième printemps. Malgré tout ce qu’on peut lire dans les pamphlets du XVIIIe siècle, ses premières années nous restent inconnues. On sait par elle que sa gouvernante fut une Française, Mlle Gardel, « une Française de la vieille société, » c’est-à-dire conservant au milieu d’une génération plus frivole les traditions du grand siècle. Un autre de nos compatriotes, M. Laurent, fut son maître