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de ne lui écrire que par « occasion sûre. » Nous voyons dans les Mémoires à quels expédiens elle est forcée de recourir. Un chevalier Sacromoso lui glissait une lettre de sa mère au moment où il lui baisait la main ; quant à la réponse, elle devait la faire tomber, en traversant le théâtre, dans la poche d’un certain musicien de l’orchestre. On lui avait défendu de correspondre avec « qui que ce fût, sous prétexte qu’il ne convenait pas à une grande-duchesse de Russie d’écrire d’autres lettres que celles qui étaient composées au collége des affaires étrangères ; elle devait seulement y apposer sa signature, et ne jamais dire ce qu’on devait écrire, parce que le collége savait mieux qu’elle ce qu’il convenait d’écrire. » Sa mère était tenue de terminer ses épîtres par une froide et respectueuse formule : « de votre altesse impériale la très humble et fidèle mère et servante. » Pour des motifs analogues, quand son père mourut, on lui représenta « qu’il ne convenait pas à une grande-duchesse de pleurer plus longtemps un père qui n’était pas roi. »

Avec sa mère se brisa le dernier lien qui rattachât Catherine à la Germanie. Elle avait renoncé à l’héritage paternel ; elle n’avait maintenant en Allemagne ni parens, ni amis, ni foyer. C’était à Saint-Pétersbourg qu’il fallait vivre, qu’il fallait vaincre. La cour de Russie devenait, pour sa lutte avec le destin, un champ complétement clos. Il n’y avait plus d’avenir pour elle que le trône ou le cachot.


III.

On peut imaginer de quelles misères, de quelles tracasseries, de quelle dure servitude, fut accompagnée pour Catherine cette « fortune non commune » que Frédéric II avait voulu lui assurer. D’un côté, un mari brutal qui la dédaignait et l’outrageait, — de l’autre Élisabeth, capricieuse comme une coquette, violente et soupçonneuse comme un despote, toujours disposée à l’accabler d’humilians reproches, toujours accessible aux plus basses dénonciations, — par-dessus tout, la perspective de voir le grand-duc la répudier aussitôt après son avénement pour épouser sa maîtresse : telle fut pendant dix-sept années l’existence de Catherine.

Lorsqu’elle nous raconte dans ses Mémoires qu’on ne mettait auprès d’elle que des personnes chargées de l’espionner, que l’on éloignait et que l’on disgraciait ses serviteurs dès qu’ils paraissaient se radoucir à son égard, que ses moindres démarches étaient aussitôt rapportées à l’impératrice, que son majordome Chouvalof était en même temps l’un des chefs de la haute police, qu’avec cela elle était fatiguée d’invitations à montrer plus d’amour à son mari et à modérer sa dépense, on pourrait croire qu’il y a de l’exagération dans ses récits. Or dans les Archives du prince Voronzof M. Barténief a inséré une pièce