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encore plus caractéristique que les scènes racontées dans les Mémoires. Rien ne peint mieux ce siècle et cette cour que cette théorie de séduction conjugale tracée par la lourde main d’un scribe de bureau, développée en phrases de tabellion, et que des espions domestiques sont chargés de commenter.

La duègne que l’on « place auprès d’elle » devra « veiller à ce que son altesse ne se départe point de la réserve et de la dignité commandées par son rang avec les gentilshommes de service, — que personne ne lui parle à l’oreille, ne lui remette en secret des livres, des lettres ou des billets, — qu’elle ne joue pas avec les pages, serviteurs, employés de la bouche ou du café, servans ou laquais. Pour toute infraction à ces prescriptions, elle témoignera aussitôt le mécontentement de sa majesté et devra en référer immédiatement à l’impératrice. » Revenons aux Mémoires pour avoir la mise en scène de ce système d’inquisition intime. « Pendant tout le voyage, depuis Pétersbourg jusqu’à Réval, raconte Catherine II, Mme Tchoglokof faisait l’ennui et la désolation de notre carrosse. La moindre chose qu’on disait, elle ripostait par : « Pareil discours déplairait à sa majesté » ou « pareille chose ne plairait pas à l’impératrice. » — On a établi aussi des règlemens somptuaires contre la prodigalité. « Pour empêcher l’achat coûteux de marchandises inutiles et pour obvier aux grandes dettes, » défense est faite de laisser aucun marchand s’adresser directement à la grande-duchesse.

Lorsque Catherine signale le peu de bon sens et d’application, la puérilité persistante des goûts et des occupations du grand-duc, ses plaintes trouvent une justification dans ce même document. On s’y préoccupe en effet d’empêcher le grand-duc Pierre de perdre tout son temps à lire des romans, à jouer du violon, à ranger des soldats de carton, à changer d’uniformes, à s’amuser avec des valets et « autres personnes indignes ou ineptes ; » on voudrait arrêter ces ridicules emplettes de tentes, de fusils, de tambours, de capotes, destinés à ce qu’il appelait son régiment de chambre. On espère qu’on pourra l’obliger à consacrer quelques heures par jour à l’apprentissage de son métier d’empereur. Élisabeth n’y réussit pas mieux que Catherine.

Catherine supportait ces épreuves, la pauvreté installée au foyer paternel lui faisant une obligation d’endurer cet esclavage princier. Elle y trouvait parfois de furtives et coupables consolations. Elle n’a pas fait mystère, dans ses confessions, de ses rapports intimes d’abord avec Soltykof, puis avec Poniatovski. Elle se trouve aussi impliquée dans des intrigues politiques aux débuts de la guerre de sept ans. À cette époque, comme l’impératrice vieillissait, Bestouchef avait jugé à propos de se rapprocher de la jeune cour ; déjà dans la grande-duchesse il pressentait la maîtresse de