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qu’elle était dure et défiante pour son fils. Sans doute elle ne voyait pas en Monsieur Alexandre, comme dans le grand-duc Paul, l’héritier légitime d’un trône qu’elle détenait peut-être injustement. Elle mit tous ses soins à leur éducation. Tant qu’ils furent entre les mains des femmes, elle voulut s’en occuper elle-même ; voici les bulletins que dans sa correspondance elle consacre à leurs progrès :

« Vos enfans m’ont suivi à l’Hermitage un dimanche qu’il y avait comédie, pendant laquelle ils ont joué dans les salles d’en haut ; mais, lorsque la comédie a été finie, ils se sont mis à danser des polonaises. Depuis ce jour ils sont à attraper des bals. Hier à la noce du comte Skavronski, ils ont dansé avec toutes les dames qu’ils ont pu attraper. Vous pouvez vous imaginer le plaisir qu’on a à voir des marmots jouer les grands garçons. » — « Vous observerez, s’il vous plaît, qu’Alexandre dicte lui-même ce qu’on écrit au crayon et qu’il couvre d’encre ; j’ai dit qu’on observe avec le cadet à l’avenir la même méthode, afin que vous receviez ce qu’ils disent, eux et non leurs entours. » — « L’aîné s’est fait montrer aujourd’hui sur le globe terrestre Vienne, Kief et Pétersbourg, pour, dit-il, voir la distance. Il épelle les syllabes à quatre lettres, et de son propre mouvement il donne deux ou trois heures par jour quelquefois à son A B C. La profondeur des questions de cet enfant est étonnante. Le cadet commence à parler fort distinctement et devient de jour en jour plus plaisant. » — « Vous rirez beaucoup de Constantin ; il est drôle à se tenir les côtes et devient fort joli. Il a un parler à lui qui est fort plaisant. Il prétend sentir les cerises où il y en a, et il vient renifler tous les jours chez moi pour en trouver. »

Il est toujours curieux de voir d’impériales grand’mamans traiter comme de bons petits diables des enfans destinés à mener un jour les grandes nations avec le sceptre et le glaive. Cet Alexandre « qui sautille sur un pied comme un oiseau » sera cependant le vaincu d’Austerlitz, de Friedland, de Borodino, le vainqueur de Leipzig, le conquérant de Paris. Ce Constantin qui vient flairer les cerises chez sa grand’mère sera un jour tragiquement mêlé à la crise suprême de la Pologne. Et déjà dans ces enfans aux joues roses, dont l’un commence à épeler et l’autre à balbutier, s’accuse la différence des caractères. Alexandre avec sa douceur, sa vive sensibilité, son intelligente curiosité, promet d’être l’accident heureux que l’on sait ; ce petit Constantin que l’impératrice tient sur ses genoux dans le traîneau, et qui était loin d’être aussi joli qu’elle voulait se le persuader ou le persuader à sa bru, s’annonce déjà comme un caractère tenace, obstiné et violent. Nicolas ne vint au monde que peu de mois avant la mort de Catherine II, et, de même que les soins maternels de la vieille impératrice ne s’étendirent pas sur