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Je ne le savais que trop, et je restai accablé sous cet arrêt de l’amitié. Sir Richard m’avait quitté. Je sortis en proie à un chagrin profond, et en marchant je résumai dans mon esprit toutes les ivresses et tous les déboires de ma situation. À deux pas de Manoela, je m’étais interdit de la voir seule, et je m’en réjouissais. Je n’eusse pu lui cacher ma tristesse et mon épouvante ; mais, quand je vis approcher l’heure où M. Brudnel avait l’habitude de se présenter chez elle, je revins précipitamment, en proie aux furies.

Rentré dans la villa, je ne savais plus que faire, quelle contenance prendre, quel prétexte donner à mes scrupules et à ma jalousie. Comme j’errais dans le vestibule, Dolorès vint à moi, et, me montrant la petite porte ouverte sur le jardin : — Elle est là, me dit-elle, elle vous attend.

— Elle est avec M. Brudnel ?

— Non, il a fait dire qu’il ne viendrait pas aujourd’hui.

— Alors personne ne m’attend, — répondis-je, et je montai à mon appartement. De là, je voyais Manoela dans un de ces endroits découverts qui m’avaient souvent permis de l’apercevoir, rieuse et bruyante, avec sa soubrette et ses animaux familiers. Les animaux, dédaignés maintenant, l’appelaient en vain. Assise sur un banc, les yeux fixés sur ma croisée, elle sourit en m’y voyant paraître et resta là sans faire un mouvement, sans m’adresser le moindre signe d’impatience ou de reproche, mais pâle comme un lis et triste comme une tombe. Je ne pus résister à l’inquiétude. Je lui demandai par signes si elle souffrait du cœur. Elle me répondit de même qu’elle n’en savait rien. J’insistai d’un air d’autorité. Dolorès, qui survint, me dit en pantomime que sa maîtresse était fort malade.

Au même instant, une sonnette retentit dans la maison, et une minute après John entra chez moi. Ce John, à la figure impassible, à la tenue irréprochable, me parut moins scrupuleusement poudré qu’à l’ordinaire, et je crus trouver dans son accent, toujours respectueusement calme, quelque chose de plus glacial que de coutume. Il était l’ami autant que le serviteur de sir Richard ; je m’imaginai qu’il savait tout et qu’il était mécontent de moi. Je lui demandai avec inquiétude si son maître était souffrant.

— Son honneur demande à vous voir, — dit-il sans répondre à ma question, et il ajouta tout de suite d’un ton qui n’avait certes rien d’impératif, mais qui m’irrita secrètement. Tout m’était piqûre ou blessure ; je croyais me sentir déchu à tous les yeux.

Je trouvai sir Richard lisant près de la fenêtre une lettre qu’il replia aussitôt ; je me crus en proie à une hallucination : c’était l’écriture de Jeanne ! Je me dis que je rêvais tout éveillé, et j’attendis ses ordres.