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sans l’approcher et triomphe sans péril d’une résistance à laquelle la faim assigne toujours une durée limitée.

À propos de la ressemblance extraordinaire des remparts d’Aigues-Mortes avec ceux de Damiette, de Jérusalem et d’autres châteaux et villes fortifiées de l’Orient, on a soulevé une question générale : on s’est demandé d’où venait cette ressemblance si frappante. Les mêmes moyens d’attaque, a-t-on répondu, ont nécessité les mêmes moyens de défense. Sans doute cela est vrai ; mais comment expliquer la ressemblance des formes, de l’ornementation et les moindres détails de construction ? Quand il s’agit des châteaux-forts des chevaliers et des villes fortifiées par les croisés en Syrie et en Palestine[1], il est probable que ce sont des architectes européens et des ouvriers indigènes guidés par des contre-maîtres étrangers qui ont élevé ces monumens ; mais, quand on trouve ces fortifications dans le Sahara, où aucun architecte européen n’a pu pénétrer avant le milieu du siècle présent, — quand on voit les fortifications en pisé d’Oumache et de Chetma, près de Biskra, de Guemar dans l’Oued-Souf, près de la Tunisie, reproduire les motifs les plus capricieux de l’architecture féodale, le doute commence : on se demande si les deux races en lutte l’une contre l’autre ne se sont pas fait des emprunts réciproques. Dans le moyen âge, la civilisation musulmane n’était nullement inférieure à la civilisation chrétienne. L’art de la guerre était aussi avancé en Asie qu’en Europe. N’est-il pas remarquable aussi que certains mots désignant des moyens de défense spéciaux, machicouli, moucharabi[2], soient des mots arabes ? La herse était inconnue en Europe avant le XIIe siècle, et une variété de cet appareil se nommait herse sarrasine. N’en serait-il pas de l’architecture militaire comme de l’ogive, qui, née au Caire, en Égypte, vers le VIe siècle, a pénétré avec les Arabes en Sicile, où elle est prodiguée dans ce palais de La Cuba, près de Palerme[3] ? En Espagne, la Puerta del Sol de Tolède, monument évidemment arabe, est en ogive aiguë, et les miradors de la tour sont supportés par des mâchicoulis. Ce qui est vrai de l’architecture l’est également des autres arts et même des sciences, qui jusqu’à la fin du XVe siècle, date de l’expulsion des Maures d’Espagne, florissaient autant chez les musulmans que chez les chrétiens. C’est encore de l’Orient que les croisés ont rapporté ces manières distinguées, cette politesse exquise, qui caractérisent tous les Orientaux : en Europe, elles

  1. Voyez G. Rey, Étude des monumens de l’architecture militaire des croisés en Syrie et dans l’île de Chypre, 1871.
  2. Viollet-Le-Duc, t. VI, p. 196.
  3. Giraud de Prangey, Essai sur l’architecture des Arabes en Espagne, en Sicile et en Barbarie, pl. 2 et 11.