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quelle paillasse ou quel matelas ; cette enveloppe tombe en loques de vétusté, mais ces jolis haillons n’ont pas la plus petite tache, pas le moindre grain de poussière, et la couleur en conserve encore une partie de son éclat. S’il prenait fantaisie au spectre de la marquise de revenir s’y loger, il trouverait la chambre toute prête à le recevoir ; il s’y reconnaîtrait aussi sans peine. La plupart des meubles dont elle s’est servie sont encore là. Voici les fauteuils sur lesquels elle s’est assise, le bureau sur lequel sa plume a tracé les lettres adressées de Vichy, la grande cheminée surmontée de sculptures en bois auprès de laquelle se sont rangés en cercle les baigneurs et baigneuses de son monde les jours où c’était son tour de les recevoir chez elle. Il y a des lieux plus illustres en France, il n’y en a peut-être aucun qui ait un privilége pareil à celui-là : il ne s’est pas perdu le plus petit atome de ce qui a été écrit, fait ou dit dans cette chambre pendant les deux saisons de 1676 et de 1677. Nous savons combien de lettres y ont été écrites, nous connaissons les nouvelles dont on s’y est entretenu, nous pouvons compter les personnes qui y sont entrées, et ces personnes, nous les voyons vivre comme si elles étaient présentes, nous voyons pour ainsi dire comment elles se sont conduites entre ces quatre murailles, tant la plume alerte et rapide qui leur a donné une immortalité dont elles ne se doutaient guère nous a vivement initiés à leurs secrètes manies, à leurs tics de caractère, à leurs manèges et à leurs mines. Voici par exemple le procès-verbal au complet d’une de ces après-midi, celle du 20 mai 1676 ; n’est-il pas vrai que cela est enlevé comme un croquis ? « On tourne, on va, on vient, on se promène, on entend la messe, on rend ses eaux, on parle confidemment de la manière dont on les rend : il n’est question que de cela jusqu’à midi. Enfin on dîne ; après dîner on va chez quelqu’un, c’était aujourd’hui chez moi. Mme de Brissac a joué à l’ombre avec Saint-Hérem et Plancy ; le chanoine ({{Mme{{ de Longueval) et moi nous lisions l’Arioste (il serait curieux de savoir quel épisode) ; elle a l’italien dans la tête, elle me trouve bonne. Il est venu des demoiselles du pays avec une flûte, qui ont dansé la bourrée dans la perfection. C’est ici où les bohémiennes poussent leurs agrémens, elles font des dégognades où les curés trouvent un peu à redire… » Aujourd’hui l’Arioste est remplacé le plus souvent par quelque roman moderne ; mais, à ce détail près, on voit que la vie des eaux était alors ce qu’elle est maintenant, et qu’elle avait déjà engendré cette impudeur d’un genre particulier qui consiste à entretenir familièrement ses connaissances des effets du régime et à entrer dans des détails qu’on n’oserait pas confier dans la vie ordinaire à son domestique ou à sa femme de chambre. Quant à la bourrée, elle n’a pas été dansée dans l’appartement de Mme de Sévigné, mais dans l’agréable jardin qui s’étend