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le tangage, d’avant en arrière par le roulis, la terrible machine brise tout, extermine tout; elle écrase les hommes et démolit le navire. On devine ce que l’imagination de M. Hugo va prêter à ce tormentum belli, comme il l’appelle. Ce n’est plus un canon, c’est une brute; ce n’est plus une machine, c’est un monstre. L’auteur nous fait assister à ce qu’il nomme « l’entrée en liberté de la matière. » Opprimé depuis des siècles, l’esclave se venge. Dans ce bloc fondu, forgé, façonné pour le service de l’homme, le poète visionnaire croit apercevoir un instinct, une force cachée, une âme obscure qui perd patience, et, profitant d’un moment d’oubli, d’une négligence fortuite de son tyran, se révolte. « Rien de plus inexorable que la colère de l’inanimé... Vous pouvez raisonner un dogue, étonner un taureau, fasciner un boa, effrayer un tigre, attendrir un lion; aucune ressource avec ce monstre, un canon lâché. » Un premier chapitre intitulé Tormentum belli n’avait pas suffi à la verve du peintre; un second chapitre intitulé Vis et vir nous montrera la lutte du canonnier contre le canon en rupture de ban. Et la description recommence, effrénée, forcenée, employant les plus violentes images pour égaler la fureur de « cette énorme brute de bronze. » C’est le chariot vivant de l’Apocalypse, c’est une tempête, un bruit monstrueux, une âme de haine et de rage, une cécité qui paraît avoir des yeux, un gigantesque insecte de fer ayant ou semblant avoir une volonté de démon. Entre le canonnier et le canon, le duel, qui vise au sublime, tombe souvent dans le grotesque. L’homme dit au monstre : Viens donc ! Le monstre semble écouter et subitement il saute sur lui. « L’homme esquiva le choc. La lutte s’engagea. Lutte inouie! Le fragile se colletant avec l’invulnérable. Le belluaire de chair attaquant la bête d’airain. » S’il ne s’agissait ici que de style et de facture, il faudrait bien admirer les ressources de cette prodigieuse rhétorique; il y en a vingt pages sur ce ton. Malheureusement il suffit d’un mot pour détruire tous ces effets, comme c’est assez d’une piqûre légère pour dégonfler un ballon. Ce tableau ne trompera que des lecteurs de très bonne volonté; les hommes de mer diront que tout cela est faux, que jamais canon décroché de ses amarres n’a causé ces effroyables ravages, qu’il y a des moyens sûrs de conjurer le péril, que la masse de bronze peut être arrêtée au premier choc, et que l’imagination seule d’un poète a pu voir ces évolutions, ces emportemens, ces tourbillonnemens, dans lesquels le canon transformé en monstre représente la revanche de la matière contre l’esprit. Cependant, y eût-il là quelque chose d’exact, l’objection resterait la même ; ces choses ne sont pas à leur place, et il sera toujours ridicule que l’auteur, après avoir transfiguré en poète un événement réel, vienne gravement