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saurait rien de l’histoire de Jeanne. Ma mère avait simplement promis d’assister au mariage comme le public et sans avoir à se faire connaître, non plus que Jeanne, de Manoela. M. Brudnel tenait simplement à ce que sa fille vît à son aise la figure de sa femme, afin de consentir ou de se refuser à la voir intimement par la suite, selon le degré de sympathie qu’elle lui inspirerait. Jeanne était décidée d’avance à chérir Manoela. La précaution était donc assez inutile. Je crus comprendre que sir Richard craignait dans l’avenir quelque doute sur un mariage qui en avait déjà tant suscité. Il ne voulait pas que personne pût dire à sa fille : — Êtes-vous bien sûre qu’ils soient mariés ?

L’absence de ma famille ne devait être que de quelques jours. J’essayai de m’en distraire par le travail et la promenade, mais j’étais envahi et comme brisé par une tristesse profonde. Si Vianne m’eût vu en ce moment, il m’eût peut-être accusé de regretter Manoela, et j’aurais pu cependant lui jurer que je ne pensais point à elle. Je ne songeais qu’à Jeanne et ne m’expliquais pas pourquoi cette pensée m’était si douloureuse. Puisqu’elle devait rester dans les conditions où elle avait vécu, rien ne s’opposait à ce que nous vécussions toujours ensemble. Mon titre de frère était sacré à ses yeux, puisqu’elle m’avait témoigné une tendresse plus vive depuis qu’elle savait n’être pas ma sœur. Cette situation assurait donc le repos et les douces joies de l’avenir. Quant à la crainte de la voir enlevée par son père, ce n’était encore pour moi qu’une appréhension sans fondement et ne motivait pas le chagrin et l’espèce de jalousie que j’en éprouvais.

Je ne voulais pas descendre au fond de ma pensée. Quand il s’était agi de Manoela, je m’étais confessé moi-même sans ménagement ; mais Jeanne n’était pas Manoela. Un être si pur et si grand, si longtemps enveloppé de mon respect et de ma religion, ne pouvait pas faire naître en moi des agitations du même genre, et effectivement mes angoisses ne partaient que d’un cœur profondément pénétré. Ce ne peut être que de l’amitié fraternelle, me disais-je ; mais ici il y a une nuance de plus, c’est que le monde seul est entre nous et que nous nous sentons libres dans notre affection. S’il nous est interdit de nous appartenir, et nous nous estimons trop l’un l’autre pour nous en plaindre, je sais maintenant que Jeanne m’a toujours aimé comme je l’aime depuis mon retour ici ; pourra-t-elle se contenter toujours d’un sentiment si contenu et si stérile ? Ma mère veut qu’elle se marie, il est difficile d’admettre que Jeanne ne le voudra jamais. Moi-même je dois vouloir qu’elle connaisse les joies suprêmes de la famille ; alors nécessairement son mari et ses enfans seront tout pour elle. — Et je me surprenais, non pas en proie