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connaissait pas la puissance, que Bazaine renonçait à l’idée qui avait traversé son esprit comme un éclair. Il y renonçait parce que l’empereur lui écrivait au même instant : « Les Prussiens sont à Pont-à-Mousson,… et on dit que le prince Frédéric-Charles fait un mouvement tournant vers Thionville. » Et d’où l’empereur tenait-il cette nouvelle de la marche du prince Frédéric-Charles ? Il la tenait de l’impératrice, car tout le monde en ce temps-là faisait de la stratégie, jusqu’à l’impératrice, qui venait d’écrire en toute hâte le 13, à sept heures du soir, de Paris : « Ne savez-vous rien d’un mouvement au nord de Thionville, sur la frontière du Luxembourg ? On dit que le prince Frédéric-Charles pourrait bien se diriger sur Verdun, il peut se faire qu’il ait opéré sa jonction avec le général Steinmetz, et qu’alors il marche sur Verdun pour y rejoindre le prince royal… » On en était à ce degré d’information ou de perspicacité, — et sur cette « grave nouvelle » qu’il recevait, Bazaine n’avait plus qu’à « franchir la Moselle au plus vite. »

C’était la pensée fixe de l’empereur, qui même après avoir abdiqué le commandement ne cessait, à vrai dire, de commander. L’empereur tenait à revenir sur la rive gauche de la Moselle, à se hâter désormais vers Châlons, et il avait peut-être raison ; mais ici s’élevait une autre question. Après ces huit jours passés en tergiversations, ne serait-on pas devancé maintenant sur le chemin de Verdun par les Prussiens, qui étaient déjà effectivement à Pont-à-Mousson, non à Thionville ? S’était-on préoccupé de faire couper au-dessus de Metz les ponts de la Moselle pour ralentir tout au moins la marche de l’ennemi ? Avait-on suffisamment préparé pour l’armée française elle-même les moyens de passage, de façon à éviter les cohues et les retards ? Avait-on fait reconnaître les routes de retraite dans la direction de Verdun de manière à simplifier la marche des divers corps ? D’un autre côté, ce que Bazaine avait prévu ne se réaliserait-il pas ? Ne serait-on pas attaqué au moment où l’on allait lever le camp sur la rive droite ? Il y avait à vaincre bien des difficultés auxquelles on n’avait songé que légèrement, dont on avait peu préparé, peu étudié les solutions pratiques. On était plus que jamais sous le poids du temps perdu, des résolutions incertaines et d’une sorte d’insouciance obstinée.

Qu’on se rende bien compte de cette situation tristement simple. L’armée française, trop retardée jusque-là, devait être pressée de partir, si elle voulait échapper. Les Prussiens, qui avaient été heureux de retrouver nos traces, qui se réjouissaient de nous voir, par nos lenteurs, « abonder dans les vues de l’état-major allemand, » et qui désormais nous surveillaient de près, les Prussiens ne pouvaient avoir d’autre pensée que de nous retenir, de nous retarder pour donner au prince Frédéric-Charles le temps de dessiner son