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ou de la Tchernaïa. Quelques-uns se livrent à des appréciations scientifiques sur telle ou telle opération. Les collaborateurs du grand-duc ont usé largement du droit de critique ou d’éloge. Menchikof, Gortchakof, Totleben, ont leurs partisans et leurs détracteurs. Pour celui-ci, Menchikof n’a su ni prévoir le débarquement des alliés en Crimée, ni assurer par des fortifications de campagne la position de l’Alma, ni renforcer à temps les remparts du côté sud, ni même envoyer au gouvernement des rapports sincères sur la situation. Pour celui-là au contraire, il est le sauveur de Sébastopol : en livrant dans les conditions les plus défavorables la bataille du 20 septembre, il a, du premier jour, imprimé à toute la campagne un caractère d’activité audacieuse et de lutte à outrance; en maintenant les communications de son armée avec la ville, et en manœuvrant sur le flanc gauche des cantonnemens ennemis, il a fait tout ce que Bazaine a négligé de faire sous les murs de Metz. Il était, nous dit l’un, « la véritable incarnation du peuple russe armé pour la défense de la patrie. » — Nullement, nous dit un autre; « il ne comprenait pas le soldat russe, et le soldat russe ne le comprenait pas. » On voit percer dans ces documens les préjugés d’arme, de corps, de camaraderie, d’état-major; mais ces contradictions mêmes sont une preuve de l’impartialité avec laquelle ont été accueillies les diverses opinions. À ces savantes dissertations, on préférera peut-être les récits où de vieux officiers racontent longuement au grand-duc ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont souffert, leurs campagnes, leurs décorations, leurs blessures, leur captivité. Plusieurs ont joint à leur envoi, sans doute comme pièces justificatives, une carabine rayée ou un sabre-baïonnette, dépouilles opimes d’un highlander ou d’un zouave, dont ils font hommage au musée. Le lecteur qui tient à connaître par le détail les travaux de l’artillerie ou du génie et toute la technique du siège devra recourir aux ouvrages spéciaux du général Totleben ou du maréchal Niel; mais, s’il veut se représenter la vie quotidienne du bastion, les sentimens qui animaient les défenseurs de la place, les qualités morales de l’officier et du soldat russe, il s’intéressera sûrement à ces récits sans apprêt, à ces lettres qui n’étaient écrites à l’origine que pour la famille. Avec les narrateurs, il bivouaquera sur les hauteurs de l’Alma ou d’Inkerman, s’arrêtera sur les remparts au milieu de la grêle de bombes, se blottira dans les cachettes des tirailleurs, se glissera sous les blindages et dans les boyaux de mine, suivra les blessés à l’ambulance et les morts au cimetière du côté nord. Les Commentaires d’un soldat, par Paul de Molènes[1], les Souvenirs

  1. Voyez la Revue du 15 janvier, du 1er et du 15 février 1860.